lundi 2 novembre 2009

La vie extérieure

Aller au cinéma c'est parfois avoir peur de ne plus "croire à tout ça", pousser la réflexion trop loin pourrait nous mener à un état de dangereuse lucidité, le règne du "c'est pour de faux" mais ce qui est bien, ce qui est beau, c'est qu'à chaque fois que les lumières s'éteignent, que le générique commence, que son voisin se tait, et bien tout recommence, on se laisse embobiner, si j'ose dire.

Il disait, "l'homme a inventé un truc génial, ça s'appelle le prétexte", c'est en extrapolant cette phrase, en me disant "tente n'importe quoi jeune fille" que je me suis glissé comme une furie dans la rangée de Florian, Murielle, ou tu meurs sans avoir rien tenté, ou tu tentes gentiment. Insérer la mort lors d'un dilemme, ça marche toujours chez moi. En dehors de lui la rangée était vide, c'est comme au cinéma : si une rangée est vide tu ne vas pas te foutre à côté du mec, tu te places assez loin pour ne pas qu'il sente ta présence, pour qu'il se croit encore seul dans sa rangée. Deux places entre nous deux, voilà qui est convenable. Puis les deux personnes handicapées sont venues et m'ont fait comprendre qu'il s'agissait de leur place, il y a la prise. ce qui me faisait avancer de deux tables, juste à côté de Florian. Je souriais à ses blagues et parfois il ne suivait plus alors il jetait un coup d'oeil à l'écran de mon Netbook en chuchotant avec une tendresse infinie "bouge pas". La semaine d'après, aujourd'hui en fait, je ne l'ai pas vu attendre devant la porte, ça voulait dire qu'il allait être en retard et qu'il allait me faire souffrir, je crois que nous devenons tous un peu sédentaires de semaine en semaine, il suffit qu'une personne choisisse de rester à une place pour que son voisin se repère en fonction d'elle et ainsi de suite, ce qui fait qu'on en arrive tous à avoir des places fixes. Je lis mon journal docilement à ma place et le voit arriver, c'est à lui de jouer. La veille je me disais "tu te mets à côté de lui mine de rien et tu sors une phrase marrante pour lui dire que tu viens juste de décider que tu veux te mettre ici, que c'est un choix indifférent, que tu viens juste de remarquer que la semaine dernière tu étais là". 10 secondes après il s'installait en me disant "je me remets là hein". J'ai un excellent scénariste. S'il savait, mais il ne sait rien, il croit que je tiens à ma place de la semaine dernière alors que je ne tiens qu'à
faire sa connaissance mais aucun signe ne le laisse le deviner, merveille des apparences. Oui donc, "les prétextes", je lui parle de textes pas encore reçus en cours de méthodes (il aura compris que je l'ai remarqué),
la prof est coul,
oui j'aime bien mais à la fin ça devient un peu soûlant;
il lit par dessus mon épaule dans mon agenda, il est mignon ce con
Histoire de l'art?!
oui mais c'est pas ici, c'est dans le centre culturel de ma ville
tu fais une mineure?
oui, sciences politiques
moi sociologie
je feuillette son livre,
aaah j'aime pas les livres de droit, ils sont moches

Des polycopiés manquent, on en prend un pour deux
si tu veux je peux te le scanner ou tu me le scannes
j'ai pas de scanner
je lui tends mon agenda
tu peux m'écrire ton mail
je préfère que tu le fasses, j'ai une écriture illisible comme tu peux le voir
il m'épelle son adresse, s'il savait que je la connaissais déjà et que j'aurais pu devancer sa dictée, je fais mine de m'étonner
Ah Gmail, comme moi, c'est le meilleur
oui l'interface est bonne.
To be continued...

Plus la librairie est petite plus c'est mal vu de sortir sans rien acheter.

Le petit con de St-Michel a rappliqué avec ses cartes postales hideuses d'étudiants aux Beaux-Arts, sa technique, "mademoiselle, je vous ai vu me regarder du coin de l'oeil, ne fuyez pas", la première fois c'était le cas, la deuxième pas du tout, rien à battre, je mangeais mon sandwich en marchant, c'était déjà assez compliqué. Je lui ai tout de suite dit que je lui avais déjà acheté une carte, en me souvenant de ce que B. m'avait dit, "c'est pas un étudiant aux Beaux-Arts", je m'étais ravie d'autant de naïveté de ma part, Candide à Paris, je lui avais donné 1€, c'était le prix de la tranquillité.
Elle est où maintenant la carte?
Euh...quelque part dans un livre
vous avez senti une différence? (il commençait à me parler de l'éventuel âme soeur au moment où je l'ai coupé, faisant mine de chercher dans ma tête)
euuh...oui, je dors beaucoup mieux
aah bah voilà
bonne journée
bonne soirée
Le soir je raconte l'histoire à ma soeur, elle me dit qu'elle aussi elle lui a dit aujourd'hui même qu'elle lui en avait déjà acheté une.

Dimanche près du MK2 Beaubourg, la table à côté de moi est inondée de pluie, depuis ma place je ne reçois que des postillons. j'ai demandé un chocolat chaud, j'ai raté ma séance, j'attends la prochaine, il est délicieux, préparé avec amour et moins cher que partout, l'endroit est parfaitement situé, si vous connaissez le MK2 Beaubourg, vous le connaissez forcément. On voit de jeunes papas intellos sortir du cinéma et croiser votre regard, de toute façon l'allée qui va du flunch et passe par Leroy Merlin, une boutique de DVD et une librairie allemande est vraiment l'une des meilleures de Paris pour croiser du beau monde. Il fait nuit, dans le métro je me disais, nuit tôt + pluie + dimanche= il y a deux fois moins de monde partout, on a l'impression d'être des résistants, on fait les fous, on fait cinquante minutes de trajet rien que pour aller au cinéma, qu'il vente ou qu'il pleuve, rien ne nous dégonfle, absolument rien. Je demande à une femme si c'est pris ici, elle a la poésie de me répondre "mmh mmh", la bouche pleine de soda, cinquante ans dans la vraie vie, huit ans à ce moment précis. Un très beau touriste vient manger sa crêpe à côté de moi, les cheveux trempés, une belle écharpe. on est vraiment l'un en face de l'autre, je ne décolle pas mes yeux du journal, c'est ma façon à moi de faire comprendre à quelqu'un qui me plaît : impossible de le regarder. le propriétaire a pour habitude de toujours parler à ces clients, surtout si ce sont des femmes, il demande au serveur s'il connaît le temps de demain, il dit que le vent à partir de 50km c'est foutu, "on se prend toute la pluie", il me demande si j'ai pas la météo dans mon journal, je lui dis "si justement j'allais chercher", je lui dis qu'il y a pas la vitesse du vent, qu'il fera entre 11 et 15°C, qu'il pleuvra pas. Le silence revient, je souris comme une dingue de la perfection de la situation et poursuis ma lecture du commentaire d'une photo de Lautréamont par Nadar, comme quoi si on prend séparément les deux côtés de son visage on croirait que ce n'est pas du tout le même visage, j'ai l'impression qu'on dit ça de toutes les photos, de tout les portraits, je mets ma main sur la moitié de son visage, effectivement effectivement. Oui je souriais de la situation parfaite, Cécilia qui s'approche insensiblement du lieu où je me trouve, le petit beau gosse à côté de moi qui mange sa crêpe en polo à manches courtes, le serveur qui prépare silencieusement ma crêpe, oui j'ai vu trop de monde passer et demander des crêpes-au-nutella-s'il-vous-plaît que je me suis lancée, la phrase me gonflait la bouche, puis ça a explosé en un coup "jepourraisavoirunecrêpeausucres'ilvousplait". Elle était peu sucrée, je crois qu'il dose le sucre à la tête du client : petite femme cernée = complexée = peu de sucre. Il me demande s'il y a un truc drôle dans mon journal, parce que je souris en le lisant, je dis non y'a rien de drôle. S'il savait que le bonheur est précisément ici là maintenant, mais le plaisir à la vie se garde comme un bonbon au fond de sa poche. Et puis Cécilia arrive. 4,40€ la crêpe et le chocolat, qui dit mieux?

Un mec sort son portable de sa poche, je lis mais la blancheur des deux tickets qui tombent entre les deux sièges (entre les deux sièges, pas par terre) attire mon regard. Je me dis "si en remettant son portable dans sa poche il ne s'en aperçoit pas je le lui dirais". Il ne voit rien. "excusez moi mais vous avez fait tomber deux tickets", phrase qui m'autorise à le regarder dans le visage, plutôt beau. je ne regarde jamais les gens dans le métro mais toujours à côté d'eux. Après je pense à mon cours de philosophie morale puis à quel point le métro est le terrain privilégié de la bonne action : poussettes à porter dans les escaliers, pièces à la "faune non-voyageuse" (dixit cours de socio), strapontin à offrir, objets à ramasser, personnes à faire passer avec soi dans les tourniquets, portes à tenir.

7 commentaires:

ashorlivs a dit…

bonnes, bonnes tranches.
merci.

louise a dit…

C'est ou exactement ce fameux endroit où les crêpes et le chocolat sont fabuleux et peu chers??

Anonyme a dit…

STUDIO PHILO saison 5
au MK2 Bibliothèque, le samedi à 11h

Michel Foucault : L'âme du crime ?

Surveiller et punir (28/11/2009, 12/12/2009 et 16/01/2010)
Le pouvoir psychiatrique (23/01/2010, 30/01/2010 et 13/03/2010)
Les anormaux (20/03/2010, 27/03/2010 et 03/04/2010)

Après avoir exploré les thèses de René Girard concernant le désir mimétique, nous nous pencherons cette année sur le travail de Michel Foucault, en partant de Surveiller et punir (Naissance de la prison) 1975, et de ses cours du Collège de France ("Le pouvoir psychiatrique" 1974, "Les anormaux" 1975). Foucault ne s'est pas contenté de dénoncer les effets négatifs du pouvoir (carcéral, psychiatrique, médical, scolaire, etc.), mais a su montrer comment le pouvoir avait des effets positifs, c'est-à-dire créait un certain type d'âme. Il insistait sur la "réalité historique de cette âme, qui à la différence de l'âme représentée par la théologie chrétienne, ne naît pas fautive et punissable, mais naît plutôt de procédures de punition, de surveillance, de châtiment et de contrainte. [...] L'âme, effet et instrument d'une anatomie politique; l'âme, prison du corps." C'est cette âme que nous chercherons à travers films et séries, de Papillon à La ligne verte, en passant par Orange mécanique, Les Choristes ou Oz et Les Soprano... L'âme du crime: âme maudite, ou âme tout court?

Ollivier Pourriol
http://www.studio-philo.fr

Murielle Joudet a dit…

je crois que ça s'appelle Le Croissant d'or, c'est un snack rouge et jaune collé au MK2 Beaubourg.

Frédéric a dit…

Très joli texte. Et un nouveau feuilleton à suivre, en plus !

Anonyme a dit…

Ollivier Pourriol, c'est pour Murielle: il est beau, il est brillant, et en plus il fait de la philo avec du cinéma (et un peu de cinéma avec la philo). Pour changer un peu de JCD et de Mr F. dans les fantasmes!
(J'avais déjà fait la pub l'an dernier...)

Marmite a dit…

Mélanger philo et ciné c'est un peu comme rajouter de la crème fraiche dans son bol de Chocopops.