jeudi 24 mars 2016

16 mars

- il faut parfois un peu de ressentiment contre le monde, la vie, les autres, pour pouvoir bien travailler, pour pouvoir travailler énergiquement. Il faut donc du ressentiment pour pouvoir donner quelque chose de présentable aux autres. Travailler c'est toujours un peu tourner le dos, et offrir sa main dans un même geste.

Cette phrase écrite le 8 novembre :

- "Les weekend il faut les passer contre le monde, et puis renaître tout doucement dans le blanc idiot du lundi."


- si un jour j'entame une cure, une diète, une période de jeûne, ce sera pour tout à fait me débarrasser de la concupiscence (je ne trouve pas d'autres mots et on m'indique que c'est un terme de théologie chrétienne, parfait) mais alors il risque de ne plus rester grand-chose de moi.

17 mars

- tournage de l'émission sur Clint Eastwood terminé, avec mon invité nous allons boire un verre pour fêter ça (à 13 heures) et nous nous retrouvons au bar d'une sorte de pseudo diner américain dans une rue perdue de la Porte de Vanves. Je suis fatiguée, toute enrhumée, j'ai arraché à mon corps cette émission improbable dont je me demande bien à qui elle profitera, mais je sirote au bar mon coca, joyeuse du travail accompli et tout ça est très bien : tu es aussi travailleuse qu'inutile et tu peux en être fière.
Ce qui compte c'est cette forme d'obstination dans le rien du tout, tu as beau lui chercher une alternative, il n'y a rien d'autre. B. a l'air d'être lui aussi euphorique et tout bavard d'avoir bien travaillé. Dans les entrailles de la journée, sous le ciel tout blanc et dans un endroit improbable (nous sommes comme cachés quelque part seulement personne ne nous cherche) on se laisse aller à quelques romantismes et nous sommes d'accord pour conclure que le cinéma nous a tout donné (la peinture, la littérature) et d'autres choses certainement inavouables.


19 mars


- On croise toujours des hommes qui veulent vous parler boulevard de Belleville lorsque je rentre tard le soir. Il y a les silhouettes silencieuses des prostituées chinoises devant qui on baisse les yeux et puis les hommes qui veulent parler. Ils ne font jamais peur et je me laisse toujours aborder, ce soir-là un homme qui me parle de sa fille, il me dit "ma fille a 13 ans et je pleure pour elle parce que je l'aime". Lorsque je lui demande où il habite il me dit "j'habite dans Paris comme un grand, j'habite tout seul, je souffre tout seul."
On dirait que mille malheurs lui sont tombés dessus, et je me dis que certains jours, à certaines heures, certains soirs aussi, Paris n'est qu'une sorte de long couloir de malheur qu'on traverse, nous, moi, tout brillants, tout invincibles, tout endurcis par notre chance. Dans ma vie je pense pouvoir dire que je ne côtoie que des gens chanceux, des gens vivent avec l'idée (très enfouie en eux) qu'un filet de sécurité les préserve de beaucoup de catastrophes.
Paris est de plus en plus divisée entre sa population de chanceux et de malchanceux. Ceux qui marchent vite et qui froncent les sourcils l'air réfléchi, et puis les autres, beaucoup trop nombreux, assis par terre, allongés, éreintés mais debout. Voilà pour ce qui en est de la partie visible, car je ne peux me prononcer sur cette autre partie muette ou invisible.
Je me dis aussi : voilà une réalité que tu goûtes au cinéma mais que tu es incapable de regarder dans la vie autrement qu'avec impatience. Une chanceuse rentre de sa soirée, toute apprêtée et un peu fatiguée, le corps tout plein de ses amis qui l'aiment, des mots échangés ce soir-là, et elle croise sur son chemin un malchanceux qui humilie ses pensées égoïstes, égoïques, mais pour combien de temps ? à peine quelques minutes. Tu ne devines même pas jusqu'à quel abîme de souffrance certains sont tombés, ce que tu penses au fond de toi c'est que chacun à en soi une sorte de programme secret, et tu es très contente de faire partie de ceux qui, toujours, s'en sortiront.

- N. au téléphone "je rêve souvent que je vais à New-York et au réveil, je pleure"

- Paris est plein de gens intéressants, de gens bien. Je dis "Paris" mais je pourrais dire "le monde". Parfois cette pensée me rassure, parfois elle m'inquiète : il faudrait pouvoir ne pas les laisser passer quand on les croise, il faudrait pouvoir les reconnaître.

20 mars


- Peut-on aimer une idée venant de telle personne et ne plus l'aimer si elle vient d'une autre ?
Oui. Je n'aime pas des idées, j'aime des économies à l'intérieur desquelles j'apprécie tel agencement d'idées. Une idée que je n'aime pas peut me séduire chez telle personne parce qu'elle cohabite avec telle autre, elle y trouve sa place et sa raison d'être.
L'inverse marche aussi : si je n'aime pas la façon de penser de cette personne, même une idée brillante provenant d'elle m'apparaîtra à son image (à l'image que je me fais d'elle), antipathique.


- Peut-être que l'intelligence n'est rien d'autre que la capacité à se corriger dans l'instant, à être soi-même son propre juge en tant que ce soi-même produit de la bêtise sans discontinuer. Alors l'intelligence ne serait pas autre chose qu'une censure ou alors des petites lignes rouges en marge d'une copie.

- je retrouve un ami que je n'avais pas perdu, seulement parfois trop de pudeur et trop de monde entre deux personnes peuvent créer une sorte de brouillard dont on envisage l'existence qu'une fois qu'il a disparu. Je mets ma fatigue de côté et nous parlons une partie de la nuit alors même que tous les gens que nous connaissions à cette soirée s'en vont les uns après les autres, dans notre dos. J'ai l'impression qu'à tout moment il pourra partir, se désintéresser, mais il semble rester et être là pour moi, pour parler avec moi. Alors nous parlons, je me confie à lui comme ça n'était pas arrivé depuis...je ravale difficilement mon émotion. Ce soir-là je réalise à quel point ces derniers temps le monde avait reculé et à quel point il revient par une série de grosses vagues qui s'abattent sur moi. Il file dans un taxi sur les coups de 4h et pour une raison que j'ignore, pour une série de raisons, je m'effondre en larmes, de tristesse, de joie, de nervosité et de reconnaissance.

- S. à propos de ce que je lui raconte, de ma peine, "tu prépares un coup militaire, tu organises ton évasion".

- Quand tu crois que le virtuel se replie sur lui-même, quand tu penses qu'aucune rencontre (de toutes sortes) n'est plus possible, quand tu sens que tout est bouché pour un moment, c'est à ce moment-là que quelque chose surgit. Tu le sais depuis longtemps : arrêter d'attendre fait tout advenir. On guette à gauche et ça arrive par la droite.

22 mars

- journée pleine comme il peut y en avoir parfois, qui remplit d'un contentement enfantin "moi aussi j'ai des journées de grande personne", l'impression de participer à quelque chose, mais quoi?
L'impression d'être modestement une petite ouvrière du cinéma, mais aussi l'impression frustrante qu'on ne connaît jamais la véritable portée de ce qu'on fait, à qui ça profite, qui comprend ou ne comprend pas. Je ne sais qu'une chose, c'est que si je suis intimement contente de moi et de ce que je fais, alors il faut se fier à ce sentiment, le reste importe un peu moins. Je sais débusquer mes propres supercheries, ces moments où je ferme les yeux sur ma fumisterie.

- je déteste l'idée (je pèse mes mots, ça me rend malade) de me sevrer de quelqu'un, l'idée que le corps, les réflexes, les habitudes, les gestes, la parole, doivent se faire violence, doivent apprendre à oublier. Je n'aime pas l'idée que quelque chose d'animal et d'instinctif, quelque chose d'enfantin et de rieur, doivent subitement se mettre à avoir une volonté, doivent se mettre à "se raisonner" alors même que sa fonction est d'agir comme aveuglément, par pure gourmandise. C'est comme punir un enfant joyeux, mis en joie par ses bêtises.

- depuis un petit moment je constate qu'au lieu d'être simplement émue au cinéma, je m'effondre, que tout semble me traverser littéralement le corps sans médiation, agir corporellement sur moi. C'était d'abord un événement, ça devient une sorte de routine délectable : dans ses larmes je m'éprouve en même temps que j'éprouve le film. J'ai l'impression de détenir un nouveau super-pouvoir, du genre qui rend plus vulnérable : un surcroît de sensibilité qui porte bien au-delà de la seule salle de cinéma. J'ai l'impression d'entretenir une relation privilégiée avec eux et mon écriture s'en ressent. Du coup je me pose la question de savoir si ce nouveau pouvoir n'est que temporaire ou si ma sensibilité se décuple pour de bon. et J. qui me voit après le cinéma "t'avais une tête comme si on t'avait fait des misères".


23 mars

- Je vais au café et je n'ai pas de feu. La serveuse me prête gentiment le sien et me le dépose sur ma table en me disant "vous n'oublierez pas de me le rendre". En partant, j'emporte le briquet avec moi dans un geste machinal. Je me promets de le lui rendre dans deux jours, quand je repasserai devant le café. Une semaine s'est bientôt écoulée et le briquet est encore avec moi, je le lui rendrai sans faute demain. J'ai le désir secret d'impressionner cette serveuse en lui rendant son briquet, de lui dire, c'est bête mais je n'ai pas oublié.
J'ai décidé de me battre contre l'oubli à commencer par ses manifestations les plus anodines, dans l'idée que l'oubli est ce qu'on pardonne le plus facilement aux gens :l'oubli, qui cache, souvent, parfois, une sorte de désintérêt, d'indifférence envers autrui. Il faut combattre cet oubli naturel, le traiter à la racine et se faire violence pour ne pas oublier. La mémoire peut être une arme efficace contre l'égoïsme. Il faut donc procéder à quelques menus exercices, à commencer par rendre ce briquet.

- âge adulte : lorsque grandir, mûrir, ne devient constatable et émouvant qu'à ses propres yeux (et peut-être aux yeux d'un ou deux amis).

24 mars

- Toute contente, j'ai rendu le briquet. Normalement à cette heure-ci j'ai mes habitudes dans un autre café mais j'avais une mission. La jeune serveuse était très surprise, très contente, elle m'a dit "j'aime bien ça" et j'ai souri, toute fière de mon geste. Si j'avais moins attendu le geste aurait été moins spectaculaire, là, une semaine est passée et mon geste a quelque chose d'un peu inquiétant je crois. Elle a ajouté "pour la peine je vous l'offre". Et nous avons discuté des briquets volés, des briquets perdus, des fumeurs sans briquet.

- Aujourd'hui au babysitting j'ai cassé un cendrier, nouvelle mission contre l'oubli : ne pas oublier de racheter un cendrier, malgré la mère qui m'enjoint à "laisser tomber".


- Denis de Rougemont sur le journal intime (je le lis très lentement, goûtant ses réflexions comme des petits bonbons qu'il serait bête de croquer trop vite) :
"Aucun écrivain ne se donne plus de chances de mentir que celui qui écrit un journal intime, une prétendue "relation" de ses pensées et sentiments. C'est d'abord que cet auteur, s'il a l'intention d'écrire un journal, pense et sent en vue du journal, donc autrement qu'il ne le ferait sans ce projet. C'est surtout qu'en se pensant en soi, il se fausse, ou plus précisément, se suppose plus ressemblent à sa vertu (ou à son vice) qu'il n'oserai l'affirmer devant autrui.
Le monologue du journal intime est un artifice qui veut se faire prendre pour de la sincérité, alors qu'il n'est au vrai que la manière la plus facile de jouer la comédie : sans spectateurs.
Jouer la comédie devant des êtres réels est bien plus significatif. D'une certaine manière, c'est plus "sincère"...(Mais le sens de ce mot s'évade dès lors qu'on veut le serrer de près).
La vérité de l'homme est dans le dialogue. Dans son affirmation, dans ses questions ou ses réponses à d'autres hommes bien réels. Le monologue n'est qu'une suppression artificielle des conditions concrètes, sociales ou spirituelles qui sont celle de chaque homme existant. (Ne pas confondre dialogue avec perplexité complaisante ou même douloureuse. Il y a dialogue jusque dans ma solitude, ou dans ces pages, dès qu'un autre me fait réagir.)
Me suis-je assez méfié du genre journal intime ? Depuis six semaines que nous sommes à  A., me suis-je assez intéressé aux autres qui m'entourent ? Qu'est-ce que je sais d'eux, objectivement ?"


- Tout n'est donc que réaction, donc dialogue, le problème étant qu'on peut réagir à tout, que tout peut faire office de provocation, j'envisage l'écriture (ici et ailleurs) comme un droit de réponse aux choses.

- J'avais lu une fois sur un forum un mec qui s'en prenait à moi en disant que dans mes textes j'étais obsédée par l'idée d'égalité. Il citait plusieurs textes publiés dans des endroits différents et il avait totalement raison. Ce qu'il ne pouvait pas prévoir c'est que ces reproches allaient me flatter : qu'on décèle une marotte, et qu'en plus elle s'avère complètement juste. Je me rends compte à chaque fois que je vois un film, je suis totalement obsédée par l'idée d'égalité, du film comme espace démocratique, généreux, disponible à tous, capable de se dilater à tout moment, d'accueillir n'importe quoi, n'importe quelle impureté qui pourrait a priori s'avérer menaçante pour le film. Parfois cela m'empêche de bien voir les films tellement cette idée m'obsède. elle ne m'obsède pas en soi, je n'entre pas dans la salle en me disant "j'espère qu'il y aura de l'égalité", mais quand je la décèle elle me bouleverse. Je repensais à ça devant le très beau Jackson Heights de Wiseman.

2 commentaires:

Ferrari a dit…

Avant de commenter, donner à lire :

"Egalité", elle adore ce mot. Lisez son texte sur "Le mec que j'aime" de RW, vous verrez comment ce souci de l'égalité faire vivre sa prose ; on s'enthousiasmerait presque comme le vieux Kant, à l'annonce de la révolution française. Au début, je me disais, c'est pour faire genre, j'ai lu Cavell, je perfectionne mon moral pour ne pas me laisser aller, et je crois que l'ignorance nous rendra tous égaux, eh bien, non rien de tout ça. Ce petit statut me révèle le fond de l'affaire et la vérité existentielle de cette obsession égalitaire. L'égalité, au sens démocratique, politique, elle s'en tape, Murielle. Son désir, comme celui de tous ceux qui paradent dans ses parages, c'est le vide, le rien, le nihilisme ; le néant. "Solidarité et égalité devant la fin du monde", c'est un vieux truc religieux, la mort qui nous rend tous égaux ; et l'égalité, faut plutôt l'entendre comme indifférence, comme un "ça m'est égal", "je m'en fous", "je m'en tape", "rien à foutre".

Anonyme a dit…

Extrême lucidité et besoin de justice. C'est toujours bizarre de vouloir mettre des mots sur des trucs mais je me demandais quand même si t'étais pas un peu "zèbre"? (mettre des mots bizarres sur des trucs en plus, encore pire.) C'est une question dans un unique but de pouvoir m'identifier moi même. (je te dévoile ça dans un soucis de vérité envers toi, poussé par mon probable besoin de justice.)