jeudi 4 août 2011

Chère Juliette,



je suis bien arrivée au Liban, le repas de l'avion était assez bon même si je n'ai pas touché à mon dessert, j'ai dormi tout le trajet même si j'aurais bien voulu regarder "Limitless" ou "Source Code" mais les écouteurs ne tenaient pas bien dans les oreilles. Je pensais être étonnée, émue, ou ressentir un petit choc en revoyant le pays, en reconnaissant son humidité ou sa laideur particulières, mais j'avoue que sur le trajet de l'hôtel j'étais blasée comme si ça faisait un mois que j'étais ici, tout me glissait dessus, je suis plus émue quand je revois le Stade de France sur le trajet du retour que quand je vois défiler le Liban par la fenêtre. Comme chaque année ma grand-mère nous a accueillis avec un gros repas, il y a de moins en moins de monde et le dîner dure de moins en moins longtemps. Les gens se permettent de plus en plus de ne pas venir, cela prouve que les temps changent et qu'il est impossible qu'ils ne changent pas, même si c'est triste moi ça m'arrange, n'empêche avec les années je m'assouplis, les gens me trouvent plus gentille, plus serviable, je pose des questions, je suis bien obligée, je dois me montrer changée, adulte. Tout le monde ne parle encore que de moi dans les mêmes termes: mes livres "Murielle avec ses livres", un ami de la famille, César a trinqué à Murielle "et ses livres" parce que c'est la seule image de moi qu'ils pensent pouvoir invoquer sans se tromper. Ma tante Marianne a raconté une anecdote au milieu du repas : un soir je dormais chez elle et elle a vu la lumière allumée dans les toilettes très tard dans la nuit, elle s'inquiétait et en demandant qui était là et si ça allait je lui ai dis "c'est moi, je suis en train de lire", tout le monde a rigolé et ma mère a confirmé que je lisais aux toilettes. Mmh, ça devait être un peu gênant pour moi et dans d'autres circonstances ça m'aurait profondément énervée mais ma famille a besoin de ses histoires sans âge pour se raconter sa propre histoire, penser qu'elle maîtrise encore un peu la vie de ses membres éclatées : je n'ai jamais sentie aussi fortement le décalage entre toutes nos vies, et il devient de plus en plus difficile de faire passer quelque chose sur soi qui soit profondément nouveau, même si je sais qu'ils sont tous plus au fait de ma vie que je ne le pense : maman les tient au courant tout au long de l'année par téléphone. On pense toujours que ce genre de dîner sera le socle immuable de la vie de famille mais c'est en fait impossible, on pense avoir trouvé un rythme, une tradition, mais peu à peu, par un ensemble de choix individuels, l'essentiel finit par se perdre et ce dîner n'était que le spectacle mimétique de son modèle, de son apogée qui date d'il y a peut-être dix ans. A la fin du dîner je me suis retrouvée avec ma grand-mère et ma mère a nettoyé les plats dans la cuisine, je me suis sentie comme inscrite dans une lignée, intégrée à quelque chose qui était un peu hors de moi, un état de fait indestructible, c'était émouvant. Ma grand-mère a maigri, je ne sais pas ce qu'elle pense de moi, mais dans sa cuisine avec ses plats et ses casseroles sans âge je me sens à des années lumière de ma vie d'étudiante, de mes préoccupations et ça me manque un peu parce que ce sont des choses que j'aime vraiment, je n'ai pas besoin de les quitter, de faire une pause.
L'hôtel est trop bien, aussi bien que celui de Prague, on a deux chambres énormes, une kitchenette, deux télés avec toutes les chaînes françaises, un petit salon, c'est un hôtel assez récent, avant il n'y avait que le club avec la piscine. Hier et aujourd'hui je suis allée à la piscine, en fait c'est toujours aussi chiant et après quelques heures je commence à approcher la crise de nerfs, tout le contraire de la détente qu'il est convenu de pratiquer dans ce genre d'endroits. Je sens quelque chose se nouer au devant de mon cerveau à cause de l'accumulation de stimuli : le bruit, la chaleur, les gens qui passent, l'employé qui décide de brancher la radio dans les hauts-parleur autour de la piscine, j'ai énormément de mal à lire pendant la journée alors je lis plutôt le matin ou la nuit et quand je suis à la piscine je reste accrochée au bord à réfléchir avec mon bonnet sur la gueule (au fond c'est moche mais hygiénique) et mes lunettes de soleil. J'ai toujours très bien réfléchi dans une piscine, je réfléchis à des choses de ma vie puisque je m'y sens tout à fait à sa marge, n'existant ici que très difficilement en tant qu'individu,je pense à des personnes, et ces choses-là me préoccupent plus que si je me trouvais à Paris, elles ne sont pas hors-sujet par rapport à mon environnement : c'est plutôt mon environnement qui l'est, lui qui pose problème. Mon cousin Chris vient tous les matins chez nous, on reste la matinée devant la télé, on regarde "Coeur Océan" ou les dessins animés et on descend ensemble à la piscine, le maître nageur nous a tous reconnus alors que ça fait quatre ans qu'on s'est pas pointés au Country Lodge. Sinon je lis "Voyage au phare" de Woolf, c'est bien beau, il y a quinzaine de pages qui retrace un grand dîner, c'est une lecture qui me demande de la concentration, j'aurais dû ramener des lectures plus légères. Ma soeur lit GQ, y'a une énorme interview de David Guetta, elle m'en raconte parfois des bribes. Sinon hier j'ai vu "Intérieurs" de Woody Allen, je te le conseille vivement si tu ne l'as pas déjà vu.
Emile et Myriam s'emmerdent beaucoup, Emile ne va pas tarder à toucher aux livres que je lui ai ramenés, ma mère nous abandonne souvent à l'hôtel pour faire sa vie et quand elle revient on se précipite sur elle comme des chiots pour fouiller dans les sacs de course, lui demander pourquoi elle a tardé. Je leur ai promis de payer les cinquante dollars pour avancer la date de leur billet de retour. Je me dis que déjà quinze jours dans ma tête c'est dur pour moi alors eux qui ont le mois devant eux, ils ont certainement envie de se tirer une balle. Bien sûr ça fait à peine trois jours que je suis ici donc il ne faut pas prendre tout ceci pour un début de quotidien, peut-être que ça va s'améliorer ou empirer, on verra bien. Je suis assise dans le couloir de l'hôtel avec la porte ouverte pour chopper la connexion qui est très chère, les stewards de British Airways sont ici, ils viennent de passer dans le couloir, ma soeur dit que ça doit être des beaux gosses, elle s'est précipitée dehors, ma mère dit "franchement, si vous faites des rencontres ça vous égayerait un petit peu", elle dit qu'on doit les inviter à aller danser. Raconte moi si tu vas au cinéma et tout.


Bisou bisou,
MURIELLE

1 commentaire:

Florian a dit…

c'est peut-être la lecture qui donne des congestions du cerveau, la piscine c'est censé atténuer tout ça. c'est une lettre touchante.