mardi 12 avril 2011

Jeune et innocente

"L'air qu'on respire a comme un goût mental.
Les hommes
ressemblent aux idées qui longent un esprit.
D'eux à moi, rien ne cesse d'être intérieur;
Rien ne m'est étranger de leur joue à ma joue,
Et l'espace nous lie en pensant avec nous.

J'ai beau vouloir, je suis minuscule. Jamais
Je ne pourrai grandir mon unité vivante
Jusqu'à ce que l'énorme dehors entre en elle."
La Vie Unanime - Jules Romains

Je n'arriverai certainement jamais à demander du feu à quelqu'un dans la rue. Je passe devant les terrasses de café et d'un oeil, derrière mes lunettes bien noires, j'observe les briquets posés négligemment sur les tables, si proches et pourtant si loin; fou à quel point le monde se peuple tout à coup de ce que l'on cherche, je finis par voir des briquets partout, le gens ne sont pas des steaks, ils ont des têtes d'allumette. Ce qui m'éloigne de ce briquet ce sont ces mots de politesse simple que je n'arrive pas à articuler, cette façon de se couler, de se glisser auprès de la table et de couper la conversation, de forcément couper la conversation. Impossible de ne pas nuire, impossible de ne pas déranger, même si l'autre m'accueille et me prête son feu volontiers, je sais ce qu'il pense, je sais ce qu'il ressent, il pense que je suis indifférente à sa vie, que je suis obsédée par son briquet, que je ne pense qu'à moi. Et je suis censée assumer le fait que je ne m'adresse à lui que pour son feu, que pendant quelques secondes il n'a été pour moi que "L'homme qui ne m'intéresse pas mais qui a un briquet", mais comment assumer ça? C'est trop moche, cela demande une confiance en soi surhumaine, une insolence inhumaine. Il faudrait se lancer sans réfléchir, mais penser à ne pas réfléchir c'est déjà réfléchir et j'ai peur de balbutier, que la phrase préfabriquée ne sorte comme il faut, ou avec une voix bizarre, parfois les mots restent dans la gorge; on complexifie infiniment la chose à force de penser à sa simplicité. Je préfère encore aller m'acheter des allumettes à vingt centimes, mais c'est comme si c'était pire: j'ai l'impression de ne rien acheter, je tends vingt centimes au caissier, il n'y a pas plus offensant, j'ai l'impression qu'il est capable de ne pas me les donner et de prétexter qu'on entre pas ici pour n'acheter que pour vingt centimes, il aurait préféré me les donner, mais on lui a dit que ça coûtait vingt centimes, je dois certainement être sa plus mauvaise cliente de la journée. Il a suffit d'une cigarette pour m'entourer d'une atmosphère malveillante, j'ai l'impression d'avoir déranger toute la rue en pensée, mais ma cigarette est allumée et je la tète comme pour me consoler de la timidité que je mets à vivre, ma faiblesse sans limites dès lors que je suis seule dans la ville.

Rencontrer et discuter avec plus âgé que soi c'est devoir à chaque instant s'excuser d'être ce jeune et étrange animal et d'avoir à réfléchir conformément à son âge, c'est-à-dire s'excuser de croire encore à quelque chose, s'excuser de ne pas être encore tout à fait cynique, se moquer de soi-même comme d'une personne absente, réduire la distance entre lui et moi à une question de temps. Je ne me doute de tout ce qu'il a pu vivre, il ne se doute de tout ce que je peux vivre par la seule pensée : en deux secondes je suis capable de traverser la vie de façon crédible et rigoureuse, mais personne ne me croit alors je sirote mon coca et me cantonne à mon rôle.
Au final je lui ai dit que je comprenais bien toute la charge de négativité et de lassitude qui était en lui, que je n'étais moi-même potentiellement que ça, mais que je ne pouvais pas me le permettre, que j'essayais parfois de correspondre à la fiction enthousiaste qui correspond à mon âge. Il y a des chagrins qu'on ne peut pas encore se permettre à mon âge.

1 commentaire:

Aden a dit…

"Rencontrer et discuter avec plus âgé que soi c'est devoir à chaque instant s'excuser d'être ce jeune et étrange animal et d'avoir de réfléchir conformément à son âge"
Tellement vrai.
Tu peux me demander du feu quand tu veux (: