lundi 14 février 2011




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Je pensais en avoir fini avec Monsieur Franck mais renoncer n'est pas une façon d'en finir avec quoique ce soit, renoncer c'est user de la voix active pour parler d'une chose qui se fait sans nous, d'une chose qui s'éloigne de nous. J'ai transformé cet échec (je cherchais la réciprocité, je voulais qu'il me reconnaisse, qu'il m'aime) en quelque chose qui ressemble à une victoire : je me suis détachée de lui non par lassitude mais par oubli, parce que la vie avance, on avance pour survivre proprement et on se perd loin des choses qu'on aimerait près de soi. C'est la vie qui vous sort de votre pulsion première de repli, d'immobilisation, cette façon d'être en suspens auprès des choses et des rêveries que vous aimez, ce n'est pas tenable. Vous devez sans cesse vous relancer dans le monde et tout rejouer, infatigablement, et en délaissant de jour en jour un peu de vos idées préférées, de vos souvenirs, de vos principes, de vos valeurs, par petits morceaux, jusqu'à la transformation, guéri d'une version de soi-même, malade d'une version neuve.
Depuis que je le connais, Monsieur Franck a toujours été mon principe, la norme contre ou avec laquelle il fallait me poser dans la vie. J'ai longtemps agi de sorte à ce qu'il soit fier de moi, non pas qu'il était au fait de ce que je faisais, il suffisait que je sache qu'à ce moment précis il le saurait pour être satisfaite de moi-même. Et peut-être que ça a été un soulagement incroyable ce détachement possible, le fait de se rendre compte qu'il ne comptait presque plus, qu'il ne me manquait plus, qu'il ne manquerait plus parce qu'il m'a eu à l'usure et que j'ai presque approché une forme d'oubli. Je l'ai oublié et en oubliant j'ai trahi, car je pensais que dans tout le fatras des choses qu'on pense pouvoir ne jamais oublier et que l'on oublie subsistait l'espoir qu'il soit le vrai et l'unique inoubliable. Ne pas oublier c'est rester fidèle, c'est soutenir une croyance encore et toujours, sans effort, évidemment.
Ce soir il se fait décoré en tant que professeur de philosophie, il porte un beau costume gris et écoute les discours des proviseurs des lycées où il a enseigné et enseigne toujours. Son visage est coloré de gêne de timidité de fragilité, en représentation devant la centaine de visages qui le dévisage à la recherche de l'émotion produite par les éloges des discours qui précède le sien. A chaque phrase un aller-retour du discours à son visage, "est-il touché?". Le plus souvent il ne fait que manifester ce léger haussement de sourcils ironique, celui qui exprime son mépris le plus sincère et le plus impitoyable; il ne pardonne jamais, même dans l'euphorie de l'instant. Il ne s'est jamais senti dans une situation aussi inconfortable et tout le monde éprouve avec lui cet inconfort, tout le monde désire revenir à la vie, la vie inconsciente où le prof de philo décoré ce soir est au coeur de l'action, où il ne pense pas aux honneurs, où il enseigne jour après jour, dans le pli du quotidien, sans jamais s'arrêter pour faire ses comptes, voir où il en est de ses bonnes actions. Jamais l'idée de passer à la caisse ne lui effleure l'esprit, il sait que tout se joue et se rejoue dans l'instant, ponctuellement, et que l'on a tendance à enrober la somme d'un parcours dans un halo d'illusions volontaires, on ne parvient jamais à décrire proprement les choses, c'est toujours n'importe quoi. Aujourd'hui tout ceci lui explose à la figure, on ne parle que de lui, on fait les comptes, on retrace le parcours plein du désir d'enjoliver. On ne regarde que lui, et ça touche à l'obscène, toutes ces personnes qui sont comme dévitalisées, dépersonnalisées, parce que seulement là pour lui.
Ce soir je n'ai pas l'impression que la moindre parole puisse faire qu'il me comprenne ou m'entende et comme pour inaugurer cette incompréhension je n'ai su que lui dire "alors c'est le grand soir?" avec ce ton factice qui se sait en train de cabotiner et qui de ce fait devient distance, façon de dire "on ne pourra pas aller plus loin que cette phrase ce soir". Il est déjà ailleurs, parmi ces vrais amis qui ne perdent pas leurs moyens et qui le comprennent à demi-mot. J'ai toujours eu l'impression qu'il me toisait du haut de sa moralité moralisatrice, qu'il toisait cette façon que j'ai de me débattre devant lui, avec mes questions toutes ramenées à moi, mon amour-propre, mon souci de moi-même, tout ce qu'il a depuis longtemps dépassé et qu'il ne supporte pas de voir si bien incarné devant lui. Ses problèmes il les surmonte dans cette manière de se donner aux autres, d'inspirer l'exemple et l'idôlaterie. Ce soir encore, je ne suis là que pour mesurer la distance, le chemin à parcourir jusqu'à lui pour être comme lui, et qui ne sera jamais parcouru, je n'y arriverai jamais: je me connais jusqu'à mon avenir. Jeune garçon endimanché, qui ne sait plus très bien pourquoi il est là, cette récompense est comme l'occasion d'un vertige, du vertige du chemin parcouru, vertige qu'il ne saisit pas au vol, qu'il laisse aux autres parce qu'il se connaît et qu'il se doit de nous rappeler sans cesse dans son discours la mascarade qu'incarne cette cérémonie. En tant que professeur il s'avance masqué dans l'ordre des choses, entre les rangées de tables, et il fait tout explosé sourdement, mais une explosion comme une éclosion: une explosion lente, progressive, à l'intérieur des corps. La majorité des personnes présentes ignore tout du Monsieur Franck professeur et de ce qui se déroulait le matin dans la salle 10, du bonheur que c'était les matins avec lui, marcher vers le lycée, les idées molles comme un oreiller, les trousses sur les tables, on s'éveillait avec son cours, il enseignait volontiers à des élèves qui n'étaient rien. Et ça c'est son secret entre lui et ses élèves, les adultes doivent aller jouer ailleurs, la porte était bien fermée, c'était notre cours. Il a invité beaucoup de personnes, pour la plupart des collègues de travail, quelques anciens élèves mais peu, autrement dit ce soir je ne suis personne pour lui et je n'ai aucune idée de leur rapport intime, caché, à Monsieur Franck; et ils n'ont aucune idée du mien, de mon amour, de cet amour que ce soir je réinvestis pour de bon : je l'aimerais toute ma vie d'un amour raisonné, stable, ni délirant ni hystérique. Je ne pense pas aux autres en écoutant ses discours, c'est trop de travail, ce soir je ramène tout à moi et je n'ai que les images de tout ce que j'ai vécu à côté de lui qui me roule dans la tête, comment il m'a appris les choses les plus importantes sans jamais s'adresser à moi mais à une classe, mes cahiers bien tenus, mon amour docile, toutes les choses auxquelles je n'ai pas pensé quand je pensais à lui, toute la place qu'il prenait, tous mes manques qu'il a pointé du doigt par le seul fait d'exister. C'est assez agréable cette évidence qu'il y a à se dire que je lui dois tout, cette façon de déposer tout ce que je suis à ses pieds, sans jamais hésiter, sans se dire "non ça ça vient de moi", le plaisir qu'il y a se recueillir près d'une force concrète, sanguine, humaine, chaude.
Nous sommes autour de lui, nous l'avons connu et nous l'interrogeons du regard, cherchant dans son discours le secret de sa force, de ce qui lui donne la cohérence de sa moralité et cette façon qu'il a de s'en foutre éperdument, il ne comprend pas ce qu'on dit de lui, tous ses compliments, il n'a jamais été que lui et c'est comme si on le récompensait de l'effort d'avoir été lui-même. Ce soir a été amer, le soir du constat: il reste imperturbablement sans portes ni fenêtres, fermé sur son mystère, indifférent à tout ce que je suis. J'ai pu penser un instant approcher un semblant de vérité, penser me faufiler dans une brèche où j'avais pu le parcourir derrière son dos mais mes investigations n'ont été qu'une manière de lui tourner autour à la recherche d'une issue et c'est en fait moi que je parcourais, moi et mon imagination malade et performante.
Dès lors qu'il ouvre la bouche pour prononcer son discours c'est l'espace de la salle qui se réorganise, une nouvelle syntaxe qui se fait entendre. On est peu habitués à cette façon d'entendre raisonner les mots si intelligemment, à cette manière qu'il a de n'emprunter que son chemin dans la parole, de bout en bout de son discours c'est seulement lui qui parle, qui se parle, qui parle des choses. C'est sa pensée, c'est sa rigueur et c'est dans cette absence de toute rhétorique, de désir d'émouvoir qu'il est encore possible de m'émouvoir et qu'il réussit à me faire pleurer gentiment, docilement, sans grande raison, peut-être parce que je désirais pleurer, parce que j'avais envie de larmes et que je creusais son discours à la recherche d'une brèche où y déposer cette puissance impuissante, les larmes, qui caractérise le mode sur lequel j'existe devant lui. Sur le moment j'avais vraiment l'impression d'être au coeur de l'épilogue d'un roman intérieur, à l'extrémité de quelque chose qui allait se refermer après cette soirée. J'ai terminé abrutie sur un canapé avec mes amies, me servant de tout ce que venait nous proposer les serveurs, j'avais faim et c'était bon. Je n'arrêtais pas de penser à la fille qui avait autant cuisiner pour cette réception, ça me dérangeait de manger ses trucs délicieux sans états d'âme et de manière si gratuite, si naturelle, la nourriture devrait toujours s'adresser à un destinataire précis à qui l'on cuisine, et seulement à lui; les buffets des réceptions c'est toujours un peu immoral. Monsieur Franck est venu nous servir du champagne et m'a demandé d'incliner ma flûte en plastique.

Elliott Smith - Between the bars

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Sublime

Juliette a dit…

"Dans l'amour il y a l'expérience du passage possible de la pure singularité du hasard à un élément qui a une valeur universelle. Avec comme point de départ une chose qui, réduite à elle-même, n'est qu'une rencontre, presque rien, on apprend qu'on peut expérimenter le monde à partir de la différence et non pas seulement de l'identité. Et on peut même accepter des épreuves, on peut accepter de souffrir pour cela."
Badiou