mercredi 26 janvier 2011

Identification d'un homme




Il y a quelquefois dans les personnes ou dans les choses un charme invisible,
une grâce naturelle qu’on n’a pu définir, et qu’on a été forcé d’appeler le je ne sais
quoi. Il me semble que c’est un effet principalement fondé sur la surprise. Nous
sommes touchés de ce qu’une personne nous plaît plus qu’elle ne nous a paru
d’abord devoir nous plaire ; et nous sommes agréablement surpris de ce qu’elle a
su vaincre des défauts que nos yeux nous montrent, et que le coeur ne croit plus.
Les grâces se trouvent plus ordinairement dans l’esprit que dans le visage : car
un beau visage paraît d’abord, et ne cache presque rien ; mais l’esprit ne se montre
que peu à peu, que quand il veut, et autant qu’il veut ; il peut se cacher pour paraître,
et donner cette espèce de surprise qui fait les grâces. [...]
Les grâces se trouvent moins dans les traits du visage que dans les manières ;
car les manières naissent à chaque instant, et peuvent à tous les momens créer
des surprises : en un mot, une femme ne peut guère être belle que d’une façon ;
mais elle est jolie de cent mille. [...]
Lorsque vous dites des choses qui vous ont coûté, vous pouvez bien faire voir
que vous avez de l’esprit, et non pas des grâces dans l’esprit. Pour le faire voir,
il faut que vous ne le voyiez pas vous-même, et que les autres, à qui d’ailleurs
quelque chose de naïf et de simple en vous ne promettait rien de cela, soient doucement
surpris de s’en apercevoir.
Ainsi les grâces ne s’acquièrent point : pour en avoir il faut être naïf.Mais comment
peut-on travailler à être naïf ?"
Essai sur le goût - Montesquieu

"Aujourd'hui encore je n'attends rien que de ma seule disponibilité, que de cette soif d'errer à la rencontre de tout, dont je m'assure qu'elle me maintient en communication mystérieuse avec les autres êtres disponibles, comme si nous étions appelés à nous réunir soudain. J'aimerais que ma vie ne laissât après elle d'autre murmure que celui d'une chanson de guetteur, d'une chanson pour tromper l'attente. Indépendamment de ce qui arrive, n'arrive pas, c'est l'attente qui est magnifique."
L'amour fou - André Breton

"Sublimer n'est pas idéaliser l'autre, comme il est, avec ses défauts, gigantesques, vous voyez quels ils sont - la laideur, chez l'autre, et c'est pourquoi il prend les devants, elle les prend, c'est ce qu'il y a de plus facile à mettre, dans l'amour, en exergue. [...] Sublimer, c'est très simple à comprendre, c'est jouir le plus, de tout, sans avoir à satisfaire, physiquement, le "besoin" dit "sexuel" - c'est ça sublimer. Pourquoi alors votre histoire a-t-elle tourné à l'aigre? Excellente question. Parce que c'est pareil. La catastrophe et l'hystérie amoureuses sont le même problème que la sublimation - qui est celui de l'éternisation de la jouissance. Cette dernière est la définition de l'amour. Il s'agit de ne pas comprendre de travers: éterniser la jouissance, c'est là où ça devient épineux, c'est en soi impossible: donc plus il y a de "jouissance" repérée, plus il y a de l'amour, et plus elle est presque impossible à éterniser. C'est pourquoi l'amour ne marche presque jamais, dans la plupart des cas. L'amour est ce qui ne se répète pas. Il est le contraire, à ce titre, de la jouissance, qui est ce qui, étant précaire, se répète cependant, exige la répétition, veut se répéter, tellement c'est "bon". L'amour est une jouissance qui ne se répète pas."
L'essence n de l'amour - Mehdi Belhaj Kacem



Une fois le cours terminé (vous finissez par les trouver tous ennuyeux) votre corps est craché rue de Tolbiac et il vous reste à vous mouvoir par vous même, préoccupée par votre inoccupation. Il y a le cinéma et la lecture, c'est absolument tout ce qu'il vous reste, et dans votre tête, une fois jetée dans la ville (vous êtes une bille de flipper) vous ne pensez plus qu'en ces termes "ciné/livre?" c'est même plus rapide que ça, vous vous visualisez la rue Champollion = cinéma ou le Sorbon ou votre lit = la lecture. Le seul projet commun auquel vous vous attelez avec vos amis restent vos innombrables discussions, ça c'est encore possible, ça peut s'improviser, vous êtes une incapable mais il est encore possible que vous fassiez preuve d'enthousiasme pour faire tourner une conversation, c'est encore l'unique lien, l'unique et authentique interaction qui subsiste entre vous et les autres, la discussion est fondamentalement consolation. En dehors de ça vous êtes fâchée avec absolument tout. Sentir que tout est tragique dès quatorze heures c'est en quelque sorte être perdu, et de même que l'on demande "est-ce que tu sais nager?" il faudrait pouvoir demander "est-ce que tu sais vivre?", parce que vous ne comprenez pas trop comment ça marche, cette simplicité élaborée du quotidien vous sidère. Petite, être adulte se résumait à avoir son permis de conduire, apprendre à gérer la paperasse, car le monde des factures et des enveloppes impersonnelles avait l'air mystérieusement compliqué, acheter de l'électroménager, avoir des amis comme on a des évidences, et puis les noms pour les enfants, les visites médicales, faire ses propres courses, bref tout ce que maman et papa pouvaient faire et que vous ne faisiez pas il suffisait de noter cet écart. Tout semblait être une pente douce et inexorable vers l'âge adulte, à présent tout se résume en une série de choix qui vous éloignent un peu plus tous les jours du reste du monde, de l'adulte comme vous l'envisagiez au départ. Vous avez choisi un certain type de vie extrêmement identifiable et qui laisse toute sa place à la souffrance. Vous vous faites l'effet d'un être humain, d'un être adulte tronqué, amoindri, faible et incapable de rien d'autres que d'avoir des pensées sur les choses, un point de vue, une conscience qui mange de tout et qui souffre de tout parce que vous y avez travaillé; mais attention, peut-être que c'est déjà pas mal. Il reste peut-être une chose à laquelle vous pouvez toujours essayer de croire: au fait que N., ce jeune homme que vous aimez bien, risque de sortir fumer dehors, qu'il est là à la fac en même temps que vous, voilà ce qui vous galvaniserait, vous en êtes à ce genre de détails-là, vous vivez sous l'empire des petits plaisirs frénétiques, répétés jusqu'à plus soif. Voilà ce qui
vous dit encore, à 19 ans, un mercredi à la fac, voilà la question que vous aimeriez sortir de vos lèvres "qui es-tu N.?" et le laps de temps qui vous sépare des moyens par lesquels vous arriverez à avoir votre réponse vous parcoure le corps d'un tremblement électrique, le tremblement impatient de l'attente, l'attente comme étant le refus d'attendre plus longtemps mais vous sentez bien ce qui se trame sous la peau de l'attente: au fond vous ne rêvez que d'attendre. Pour le moment son opacité vous agresse mais vous adorez ça, vous adorez le fait de ne pas encore savoir par où on y rentre et par où on en sort, vous adorez le fait de ne pas encore le mépriser, vous vous étonnez d'être encore capable d'émerveillement puérile, vous pensiez être morte et en réalité vous êtes une groupie.
Vous aviez réduit pas mal de personnes à un certain rôle, c'est plus commode et c'est la condition de votre santé mentale. Il y a vos amis que vous aimez beaucoup, qui font la liaison entre vous et le monde, et le reste dont vous vous méfiez. Mais lui, dès le début, s'est présenté à vous comme un genre de promesse bien précis, vous la reconnaissez, c'est toujours la même, c'est un ailleurs qui ne dit pas son nom, qui prend les traits d'un jeune homme discret, et qui vit normalement, dans cette normalité bouffée par la grâce. Ce qui vous bouleverse ce sont les gens qui sont à leur place, qui vivent élégamment d'une existence riche et sobre, comme l'on vivrait sur la pointe des pieds pour ne réveiller personne surtout pas l'ordre du monde. Sa discrétion, son absence d'exubérance était la condition de votre rencontre, cela a demandé du temps mais vous l'avez cueilli à même sa place
Habituellement vous ne croyez pas à ce que crient les corps et les visages: ils crient leur singularité, rebelles à vos moules conceptuels, mais vous avez depuis longtemps tout nivelé. Là c'est différent, depuis le temps vous êtes consciente que ce béguin est un choix, vous avez choisi la surprise, vous vous ennuyiez en cours et vous l'avez remarqué comme on dirait "pourquoi pas".Vous avez appris à jouir de sa seule présence, vous vous figurez mentalement le poids de son existence, qui hier ne pesait rien. Un jour il est venu vous parler, sortie de partiel d'informatique, vous étiez les premiers à sortir et il est venu vers vous sans prétexte vous parler, c'était la première fois que ça vous arrivait, ce "je vais te parler, à toi, et pas pour te demander du feu", vous vous souvenez des détails, c'était d'ailleurs une série de détails: il marchait nonchalamment devant vous et vous aviez décidé de le fixer, de soutenir son regard à titre d'invitation. Votre timidité, cette incapacité à rentrer dans le vif du sujet (autant les couples dans les films y entrent trop précipitamment autant vous n'y entrez jamais), vos propos n'étaient rien d'autres que le mode sur lequel s'énonce votre timidité, votre absence d'habitude à entrer dans ces jeux-là, c'était votre solitude, la plus inavouable, qui essayait d'articuler des mots: tu te racontes, je me raconte, chacun son tour, nous trouvons notre rythme, le rythme de la jouissance parlée, la dévoration corsetée. Plus vous y pensez plus vous avez le sentiment que la promesse N. est angoissante: il n'y a pas l'once d'un renouveau, c'est la même pâte médiocre que vous malaxez, vous en avez le pressentiment mais vous détournez le regard. Vous poursuivez la mascarade (N. et vous) dans la mascarade (votre vie en général) vous décidez de figer l'attente et vous en avez fait l'objet de votre exaltation, vous n'attendez rien d'autres qu'encore et toujours plus d'attente, une gradation dans l'attente, un bouquet de subtilités dans les manières qu'elle aura de vous affecter. L'amour est chez vous un cannibalisme se rendant présentable, mais si vous êtes un tant soit peu honnête avec vous-même il vous apparaît que tout ce que vous avez fait et ressenti jusque là, pour les autres et pour les choses, ne vous a rien enseigné d'autres qu'un humble retour à la tristesse.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

C'est très bien dit, et comme très souvent, bien vu...