mardi 1 juin 2010

"les couleurs irrécupérables du ciel"



ma mère qui appelle sur mon portable pour qu'on aille lui éteindre la lumière
dans sa chambre parce qu'elle est fatiguée. Ne sachant pas qui doit se déranger
pour y aller et nous installant dans notre humour particulier et familial nous
nous y rendons à trois en gloussant.


Force d'une famille: complicité
parfaite entre ses membres, complicité qui ne se pose même plus de question sur
elle-même, qui n'est pas réflexive, qui est simplement là comme un flux évident
entre nous, le bordel de nos chambres, nos pyjamas dépareillés et nos gros mots
qui vont trop loin. La famille est une honteuse intimité que nous ne montrons
jamais, nous sommes nous-mêmes, nous ne sommes plus jugé (ou alors sur un mode plus
essentiel), nous ne faisons pas d'effort pour être jugé.
Il ne s'agit pas d'un amour inconditionnel que rien
n'arrête, seulement de la banalité rassurante de la connivence et qui guérit de
tout ce qu'il y a de fatigant dans une vie dans la société: l'ambition,
l'incompréhension, l'effort que l'on fournit pour s'intégrer. Tout le monde a
besoin du moment familial, même s'il est terne, mou et sans enjeux, il est d'une
tranquillité inespérée et dont on prend rarement conscience.

Ce que je me dis de cette période
de ma vie, c'est que je suis tranquille. Mais ma tranquillité est en sursis alors
par prudence je ne me risque à rien d'autres qu'à marcher, à aller dans les
cafés, au cinéma, pas peur de la perdre, par lâcheté. J'aime m'arrêter,
m'asseoir, pour mieux la ressentir et l'éprouver au fond du corps. Parfois je
m'en éloigne pour des corvées sociales ou autres, mais c'est pour mieux la
retrouver, me jeter sur elle et me couvrir de ses bras énormes et gras et
lourds.


Juliette : le café ça réveille pas. T'as vu la taille du café? T'as vu la taille de ton corps?
- Ouais mais...t'as vu la taille d'une balle?
Ah ouais si tu le prends comme ça...

Ne rien penser, ne rien
entreprendre dans un état de fatigue car tout s'avère être désespéré. On
projette la lourdeur de son corps et de ses paupières sur tout ce sur quoi on se
risque à réfléchir. Tout à l'heure dans le train j'éprouvais une fatigue
maximale et je regardais le cou d'une vieille dame aux cheveux très courts et
qui se tenait droite et qui avait quelque chose d'imbécile au niveau même du
cou, j'aurais voulu la tuer, j'aurais pu tuer tout le monde si je n'étais pas
aussi fatiguée. J'avais un livre entre les mains avec des termes grecs absurdes
et je me disais "lourdeur des livres, ce n'est que du blabla, à quoi servent les
livres, je ne lirai plus jamais de ma vie, trop d'écrivains, trop de mots, trop
de fatigue". La fatigue est un état de de dangereux cynisme ou tout est
requestionné et rendu absurde, il faut aller dormir.

Pas beaucoup
d'alternatives au mot "chef-d'oeuvre", à la phrase "c'est un chef-d'oeuvre" qui
cristallise beaucoup de ressentis, qui vient conclure beaucoup de choses. "C'est
le meilleur film du monde" peut-être.

Un jour en allant m'acheter des
chaussures, je me suis vue dans le miroir de la boutique et je me suis trouvée
extrêmement blanche. Je n'ai jamais passé autant de temps sans le maquillage du
bronzage, je découvre enfin ma vraie peau, un peu verte, un peu malade, c'est
bien moi. Le pire c'est au niveau des bras.
Si elle pouvait ma peau tousserait, s'enrhumerait.

Anne-Laure qui me demande
des nouvelles de Monsieur Franck : "alors ça en est où?". Je fais très vite le
tri dans ma tête de ce qui peut être dit et de ce qui n'en vaut pas la peine,
qui est micro-intéressant, donc qui ne l'est qu'à mes yeux. Je finis par
raconter trois choses que je trouve finalement assez pauvres et peu
intéressantes mais il fallait que je réponde. En m'obligeant à sélectionner,
force est de constater qu'en fait il ne se passe rien, que la moitié des
événements est à jeter au regard d'une personne normale, je reste engluée dans
ces non-événements à demi hallucinés, à demi exagérés.

L'autre jour avec
Juliette, nous sommes sorties complètement sonnées de la salle de cinéma après
ce chef-d'oeuvre, ce "miracle" comme elle dit qu'est La nuit de l'iguane de John
Huston. Certains films nous mènent au bord de l'aveuglement tellement toutes
sortes de beauté, d'objets de surprise s'entremêlent et sont permis par la
parole, l'image en mouvement (qui permet cet autre miracle de la gestuelle, du
tableau en mouvement, vraiment) et les séductions inhérentes aux deux parlant à la
fois au coeur et à l'intelligence. Parfois le ravissement ultime, la révélation
divine : parole et image se rejoignent dans un sommet de perfection. Le coeur
déborde, l'intelligence bave.

L'audace déchirante qu'il infuse dans son cinéma (le plan hypnotique dans Quand la ville dort: le rutilant acteur au téléphone tenant dans sa main l'escarpin de Marylin Monroe et le questionnant comme on questionnerait la féminité, le gros plan sur les yeux de l'actrice avec un oeil sans faux-cils et l'autre avec, la quasi-totalité des Désaxés, etc.)
les digressions visuelles, c'est-à-dire le saut risqué et qualitatif qui fait passer
le réel du côté du génial, du sublime et de l'enfance. L'action devient sans utilité pour l'histoire, elle tourne à vide pour pouvoir être contemplée, voilà ce qui plaît au cinéma: ce qu'on ne s'explique pas. L'audace est toujours de l'ordre de l'enfance, d'une forme d'inconséquence prise en un sens positif. Elle est aussi insolente puisqu'elle ne se
so
ucie plus de séduire mais justement s'émancipe un moment du jugement caressant du spectateur pour lui permettre de l'emmener plus loin. Que faire après un film pareil (sinon aller chercher des
pièces de Tennessee Williams dont le film est une adaptation), que vivre,
absolument tout y était. Et je lui disais "tu nous revois avant la séance, on
hésitait encore à y aller". Tranquilles, déjeunant innocemment, alors qu'à
présent l'évidence de la rencontre nous frappait, "j'ai vu, je sais", voilà ce
qui roulait à présent dans nos têtes.
Tout ce qui est fait pour nous et que l'on rate.


photo : La nuit de l'iguane de John Huston
titre : Fictions de Borges

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