jeudi 22 avril 2010

"Je pourrais consacrer solennellement cette heure en achetant des bananes, car on dirait qu'en elles s'est projeté le soleil tout entier, comme un photophore sans appareil. Mais j'ai honte des rituels, des symboles, honte aussi d'acheter quelque chose dans la rue. On pourrait ne pas bien empaqueter mes bananes, ne pas me les vendre comme on doit les vendre, parce que je ne saurais pas les acheter comme on doit les acheter. On pourrait trouver ma voix bizarre, quand je demanderais le prix. Mieux vaut écrire que risquer de vivre, même si vivre se réduit acheter des bananes au soleil, aussi longtemps que dure le soleil et qu'il y a des bananes à vendre."
Le livre de l'intranquillité - Fernando Pessoa

Sortir de l'amphi et voir au sommet de la spirale de pierre de Tolbiac mes amis héliotropes et fumeurs debout ou assis comme des princes dans le seul endroit mangé par le soleil. Je m'approche avec Juliette, je fais gaffe à ne pas troubler un certain état des choses, de tranquillité fragile, que je veux pénétrer sans me faire remarquer, il suffit qu'un étudiant dise "bon moi je bouge"/"bon faut que je bouge" pour que cela donne l'idée à d'autres de le faire et que le petit cercle se désagrège, se disperse dans Paris et pour le week-end entier. Heureusement j'entends la rumeur d'un "on va boire un verre ?" qui monte peu à peu jusqu'à mon petit groupe assis et JD qui demande aux gens autour, je dépends de la réponse de Juliette et d'Anne-Laure qui finissent par mollement accepter ce qui est incompréhensible aux yeux de mon enthousiasme et de mon grand assentiment intérieur que je ne laisse pas s'exprimer.
Nous restons trois heures à discuter papoter bavarder débattre accessoirement au soleil, nous sommes plus d'une dizaine et je n'ai jamais eu de discussions aussi belles. JD a dit "personne ne parlait de soi", les ego étaient magiquement autre part, au bout de deux heures tout le monde avait fait abstraction de tout ce qui n'était pas ce cercle : le trottoir, l'heure, le café, les bruits de la rue, les trucs que chacun devait ou voulait faire, insensiblement nous devenions entièrement dévoués à la discussion et les choses qui se disaient étaient très sérieuses et belles, et d'une beauté propre à la philosophie telle qu'on la croise dans la bouche d'un bon prof ou dans les livres. Ce n'était pas une discussion telles qu'elles m'apparaissaient au début de l'année chez quelques groupes d'étudiants: pédantes, insupportables, insincères, poseuses, et où je n'imaginais aucune alternative à ce genre de discussions.

A quel point ils étaient quiets, et heureux, et beaux et chacun avec sa personnalité qui se traduisait par l'étrange beauté et particularité de leurs visages. Chacun sur terre à son visage, mais il y a des visages traversés par rien, d'autres qui ne demandent qu'à être catégorisés. Ceux-là sont d'autant plus originaux que je les perçois dans une guirlande que conçoit mon regard qui va de JD à Juliette en passant par Maeva et Anne-Laure.
Dans la joyeuseté objective de cet instant leur gravité de vivre est autre part mais je sais qu'elle existe, et on ne peut pas dire ça de tout le monde.

Bizarre à quel point j'éprouve le besoin mais ne trouve pas la force ni le temps de parler comme je le voudrais de mon nouveau petit cercle d'amis (j'aimerais un mot plus fort que "pote" mais moins fort qu'"ami" car c'est encore trop neuf et je ne peux pas m'engager à user du terme "ami" sans être sûre que ces amis en question l'utilisent de leur côté) étudiants. Je ne sais pas par où commencer, et si je commence je ne finirai jamais car cela supposerait de trop nombreux détails. A force de vouloir tout dire je ne dis rien. Tout se passe dans un mouvement paradoxal, une envie de tout décrire jusqu'aux détails et une envie de dire bêtement "nan mais tu peux pas comprendre". Il s'agit surtout de partager ce qui n'intéresse personne, de parler de ce cercle que pour en exclure tout ceux qui n'y sont pas, et c'est méchant.

La dernière fois, j'ai éprouvé une immense joie à donner ce cours de philosophie à Sophie. Nous avons corrigé l'un des sujets tombés au bac blanc "L'art peut-il sauver la réalité de son insignifiance ?" et qui selon ses dires et de manière assez mignonne avait paniqué toute la classe par sa difficulté, connaissant un peu le microcosme que constitue la classe de TL à Saint-James, cela a dû être vécu comme un événement dont on parlera encore après la correction.
La philosophie est un exemple jouissif de ce qui est rendu possible par le travail et la patience. Donc d'abord ce sujet qui ne me disait rien et sur lequel butait ma première approche du sujet que je faisais de tête pendant le trajet en métro. Une fois l'analyse méticuleuse des termes du sujet improvisée devant elle, les liens se font, tout se révèle, la problématique émerge et l'exercice ridicule pour certains se justifie par la fin. Tout se révèle à moi et enfin à elle qui m'écoute et prend des notes, et en me retournant, car j'écrivais au tableau comme une grande, je la vois pour la première fois esquisser un sourire devant ce qui doit être début de vérité, ce qu'on cherchait et qui est enfin trouvé, c'est-à-dire une sorte de relâchement, de pente douce qui se situe toujours derrière toute difficulté et qui est le signe qu'on est certainement sur le bon chemin. C'est ce moment de la dissertation où à partir du simple sujet, de la matière pensée se créer et qui n'est dû qu'à nous; timidement et humblement nous en prenons conscience.

Je n'arrive pas à adopter le point de vue de JD sur notre groupe d'étudiants, il est plus vieux, il connaît tandis que je découvre (que
nous découvrons peut-être) la qualité de ces discussions, de ces présences, d'une certaine manière d'être, de s'expliquer, de se lier aux autres pour d'autres raisons qu'avant. Est-ce qu'à ses yeux nous sommes crédibles ou jouons-nous les grands ? Est-ce qu'il nous paterne du regard ?

Réaliser que le cinéma, mais aussi la télévision ne sont en fait qu'un enchaînement de points de vue, un plan général succède à un plan détaillé, etc, etc. Ce procédé est tout sauf ce qui nous est donné de vivre.
J'explique à ma soeur que je viens de réaliser que ce gros plan sur la meuf chez Taddéi n'existe pour personne dans la salle, qu'il n'existe que pour le spectateur qui trouve cela naturel : une personne parle, on cadre sur son visage. Or le public a une vue sur les dos des intervenants et est au courant de qui est en train de parler par la seule gestuelle de la personne qui d'un coup s'anime. Cet endroit est objectivement une boîte, sans centre, sans chef, c'est une pièce comme les autres qui est médiatisée par la caméra et qui n'existera jamais de la même façon pour le spectateur que pour le public présent dans la salle. Le public présent dans la salle choisit sur quoi il peut se concentrer, il peut s'amuser à fixer un moment d'inattention d'un invité pendant qu'un autre parle, alors que le spectateur est nécessairement guidé, contraint de se farcir le foyer de l'action.
Et peut-être que le cinéma est ce détournement de l'usage de la caméra qui n'est plus seulement utilitaire et active mais arrive à se faire contemplative, pensante, qui n'hésite pas à balayer une pièce du regard pendant qu'un acteur parle, ou à filmer un pied, bref, tout ce qui est infilmable, infilmé par la télévision, ou non visible, non regardé, non observé par notre regard abruti par l'habitude.



2 commentaires:

Juliette a dit…

exquise photo : le regard Eve - Addison de Witt

Murielle Joudet a dit…

ils sont trop rassurants.