lundi 16 mars 2009

Jusque là personne n'avait jamais fait le trajet lycée-maison avec moi et j'abandonne certaines de mes copines à la Défense, d'autres sur le Pont de Neuilly. Petit à petit je finis par me retrouver seule avec mon livre dans le bus. Je me souviens encore des débuts de ce trajet, quand c'était encore neuf et que j'arrivais encore à me perdre, à arriver à Saint-Lazare au lieu de Bécon-les-Bruyères, j'essayais de ne pas signifier ma panique dans le train, je savais que c'était récupérable mais quand même, j'avais l'impression d'une faute grave. C'est souvent comme ça les transports, on ne se dit pas "je vais prendre le prochain", mais on court, on rentre son ventre pour filer entre les portes qui se ferment. Je pense que c'est à cause de la masse imposante de la machine qui nous transporte, elle fait peur, on dirait qu'elle effectue des gestes définitifs, on se sent pris dans un engrenage aveugle; c'est un peu bizarre mais surtout compréhensible.

Il arrive pourtant que l'inespéré arrive et que par un drôle de concours de circonstances mon prof d'histoire géo, Monsieur Delmas, veuille se rendre au lycée Paul Lapie pour corriger les TPE : le lycée qui se trouve à côté de chez moi, et qu'au même moment je m'apprêtais à rentrer chez moi. C'était pendant le contrôle de géo, il nous dit que tout de suite après le contrôle il doit "courir à Paul Lapie", Paul Lapie, c'est le champ lexical de Courbevoie: on parle de moi. "Mais vous savez où c'est ?", je connais l'arrêt du bus, je l'adore cet homme mais jamais il ne le trouvera. Les autres demandent à ce qu'on se taise, ils ont envie de travailler, la discussion est ravalée. Il espère que je l'aiderais, j'espère qu'il aura besoin de moi. Je pense avoir chuchoté à Julie "je vais l'accompagner, c'est obligé", le calcul était inutile mais on peut le faire : je devais rentrer chez moi, il devait aller à Paul Lapie, il n'allait tout de même pas rester derrière moi et me suivre. Voilà la vie.
Après le cours nous parlions encore du trajet, je range toujours mes affaires lentement de manière à lui laisser le temps de me dire quelque chose. Parfois j'ai envie de lui parler mais je sens les interstices dans lesquels me glisser trop fragiles, et lui trop fuyant, alors je me figure que pour lui c'est pareil, je lui accorde ce qu'on pourrait appeler "la politesse de la disponibilité", cela a quelque chose de rassurant, comme un vidéo club ouvert 24h/24. Ca me fait penser à quelque chose de dire ça : j'imagine que les lignes d'écoute genre SOS Amitié sont en soi un réconfort pour les gens pour qui elles s'adressent par le simple fait qu'ils savent qu'elles sont disponibles : pas besoin d'appeler, je sais que c'est là, à ma portée, tout chaud sous ma main. Il avait imprimé un plan sur ratp.fr comme il m'arrive de faire pour me rendre à des concerts, sa cartouche d'encre était presque vide, ça imprimait orange. J'ai fait une petite remarque complice du genre "oh la cartouche vide", il commençait déjà à se justifier, je ne l'écoutais pas pour lui montrer que ce n'était pas grave. Je reconnaissais ma ville dans ce labyrinthe de rue, "oui voilà, c'est à côté de chez moi, c'est sur mon trajet". C'est alors que Julie, spectatrice patiente et bienveillante de ma relation mignonne avec Monsieur Delmas, intervint avec le naturel de celle qui vient de trouver une solution logique et sans arrière-pensées. "Vous avez qu'à la suivre derrière elle, ou elle a qu'à vous accompagner". L'intervention de Julie était nécessaire : nous n'aurions jamais pu en arriver là sans elle. De mon côté lui dire qu'il pouvait me suivre l'aurait obligé à ne pas refuser, quant à lui, je le connais, il pensait qu'il allait gêner, et puis je le soupçonne d'avoir peur de moi et de savoir tout de mes intentions. Je ne sais pas si je peux me fier à mon intuition et c'est bien là le problème parce qu'on est porteur de quelque chose qui s'amuse à deviner ce qu'on a envie de savoir mais dont on est pas sûr de la fiabilité.
Vous rentrez chez vous ?
Oui
Et ça vous dérange pas de m'accompagner ?
Non non, pas du tout.
C'était parti.
Nous devenions de moins en moins entourés et chaque élève parti me paraissait complice de la farce; on pouvait avoir peur de cette classe qui se vide, il y allait bien avoir un moment où nous ne serions plus que deux où il y aurait plus de tables que d'élèves.
J'attends qu'il ferme la porte de la salle, les autres lycéens sont déjà loin, dans la réalité d'un trajet, la tête dans le repas de midi. Je l'attends pour qu'il règle un truc au bureau des surveillants, je l'attends comme on attend une femme vers les 20h, qui s'éternise à se maquiller : de manière très calme on se figure la soirée à venir, à cheval entre l'excitation et le sentiment d'une fin aussi prévisible que décevante mais où l'on finira bien par "en profiter" à un moment. Je me figure tout le trajet qu'on va faire ensemble, quelque chose comme 30 minutes où il va falloir discuter et où il sera question de pénétrer plusieurs dimensions : l'extérieur, le métro, la Défense, le bus, tout cela défilera autour de nous, nous serons ensemble, côte à côte, et pour une fois je ne distinguerai rien de ce qui se trouvera en dehors de notre espace vital : je ne regarderai pas à l'intérieur de la para pharmacie, ni du Relay, parfois pourtant j'arrive à distinguer les couvertures des magazines exposés, les titres jaunes du Point ou de L'Express, des paquets de M&M's tout de plastique luisant et de colorants. Je n'étais pas vraiment apeurée à l'idée de tenir une discussion : avoir le lycée en commun avec quelqu'un cela suffit à remplir une heure de discussion. J'espérais simplement ne pas perdre le contrôle comme cela m'arrive souvent sous le coup de la timidité ou du trac : je panique et finis par ne plus trouver mes mots. J'ai eu une période où cela m'arrivait très fréquemment, puis je me suis calmée et avec mon calme est venue l'idée que ça ne m'arriverait plus, puis j'ai connu d'autres "crises".
Dans le métro je m'étais imaginé que m'asseoir à côté de lui aurait été de trop et penchait plutôt pour rester debout, je me devais de faire les choix les plus neutres et les plus blancs possibles. C'est lui qui m'a invité à m'asseoir, je crois qu'il ne calculait rien. Parce que les strapontins nous y oblige, nous étions très proches et je trouvais vertigineux d'être dans cette situation avec lui, moi qui ne l'ai jamais vu que sur le quai d'en face, mais souvent voire toujours comme une silhouette située plus ou moins loin, noire et peu épaisse et d'une forme devenue reconnaissable. C'était comme s'il acceptait de tourner quelques scènes que j'aurai voulu vivre depuis longtemps avec lui juste pour le plaisir de me dire "ça a existé", tourner un petit film avec la caméra DV de la mémoire juste pour le plaisir de le revoir. J'aurai très bien pu m'amuser à délirer, à penser que je ne faisais pas que l'accompagner à un lycée pas loin de chez moi mais qu'on revenait du restaurant. La discussion était cordiale, respectueuse, émouvante, et l'aspect scolaire finissait de se dissiper lentement. Nous parlions encore des profs, j'en suis venue à lui dire "vous ne vous imaginez pas la place que prenne les profs dans les discussions des élèves" je voulais tout lui dire sur la réalité des élèves, et lui en demander autant sur celle des professeurs. Quelque chose s'était libéré : je le voyais comme un homme dont j'ignorais la profession et je crois qu'il devait me voir comme une élève qui n'a pas qu'histoire géo dans sa journée et dotée d'une sorte d'autonomie insoupçonnée à la vie active. Je le guidais un peu, il découvrait la Défense qu'il ne connaissait pas, il marchait du pas léger de celui qui ne comprend pas où il va. Je devine qu'on ne vient pas à la Défense par envie mais parce qu'on y travaille ou qu'une boutique s'y trouve, il me dit qu'il n'est pas très fan des centres commerciaux, oui ça se comprend. Je crois qu'on peut prendre la Défense comme un quartier dévasté par la modernité, auquel on finit de s'habituer mais qui doit choquer la première fois : la Défense apparaît comme une bêtise d'urbanisme, une gaffe dont tout le monde se serait rendu compte; il n'y a que les "nouveaux arrivants" qui en parlent. Il n'en parlait pas, là où des gens pouvaient critiquer : il a toujours été trop gentil et s'il est possible de mettre plusieurs ingrédients dans l'intelligence, je parlerais en premier d'une gentillesse de l'intelligence. [Il arrive que des gens critiquent l'endroit où l'on vit, ou quelque chose qui est nous sans l'être, on leur accorde ce droit parce qu'on est souvent d'accord sur la laideur d'un lieu, mais après réflexion on se rend vite compte de l'indélicatesse dont à fait preuve la personne, du jugement grossier et méprisant, mais cela arrive toujours bien après.]
Je le guidais, cela me plaisait cette supériorité évidente et installée que j'avais sur lui; je pense que nous étions mignons. En montant dans le bus je lui ai dit de passer à droite pour acheter des tickets, il oubliait un peu tout, je devais réagir pour lui. J'étais celle pour qui le trajet était comme une seconde nature, il était celui qui entrait dans une sorte de monde effrayant de nouveauté.
De voir défiler mon bon vieux Courbevoie derrière lui c'était pas mal, ça avait quelque chose de trop irréel pour ne pas me mettre en joie, c'était joliment kitsch, lui que j'ai toujours imaginé à l'aise dans son quartier ou en voyage. On décide des endroits qui ne sont que des lieux de passage, il y a des filles qui font du lycée des lieux de passage et d'autres qui le vivent comme un environnement qui leur vont. Quand Monsieur Delmas est au lycée il n'est pas chez lui, on le sent, et il ne peut s'empêcher de fuir fumer ses cigarettes devant le lycée : c'est son repère, fumer ça il sait. Vous le verriez sortir du mur blanc où se trouve la porte menant à la salle des profs, il furète dans la poche intérieure de son manteau noir, et égoïstement cherche son matériel; il dit bonjour, il peut même vous parler, mais une fois la cigarette consumée ne compter pas sur lui pour rester.
Je sentais que j'avais un certain temps qui m'était imparti pour "faire mes preuves" et parler de choses dont j'aurai toujours voulu parler avec lui. Je sentais mon temps limité, je parlais, entre autres, du fait que je pensais qu'il y avait forcément un lien entre le tempérament dépressif d'un écrivain et son talent, il pensait le contraire mais ne demandait qu'à me croire, défendait une position qu'il venait de prendre pour l'occasion. Il n'y avait pas de silence et je n'en avais pas peur : on partage beaucoup trop de choses en commun, on se ressemble trop pour ne pas nous découvrir d'autres choses en commun à force de parler. Il y a conversation comme découverte progressive que l'on a rien en commun et conversation comme découverte progressive que des choses et des choses ne cessent de nous lier, c'est un bon critère pour juger d'une nouvelle rencontre.
Je ne me suis pourtant pas sentie "au top", je pense avoir fait quelques erreurs qui en y repensant le jour même me paralysaient de peur. Ce voyage en bus était comme un faux secret entre nous qui résultait de ses complications pratiques et de ma disponibilité. On dirait que des jours les circonstances ont des intentions à notre égard, et qu'on nous réserve parfois des cadeaux au milieu d'une semaine. Je bénis la section littéraire de me libérer le midi.

Avant qu'il ne descende je lui racontais que je comptais sécher le sport pour réviser, je ne sais plus ce que je devais réviser mais c'était vrai. En rentrant chez moi je venais d'être assaillie de mails et de texto des copines qui éprouvaient le besoin immédiat de tout savoir, elle aurait pu bien sûr attendre le lendemain mais il y a des devoirs que l'on a envers ses copines : le devoir de raconter un potin 12h après qu'il ait pris forme, et puis il y a le plaisir de communiquer, de parler le même langage qu'elles : elles regardent l'évènement à la lumière de mes attentes exprimées, de nos discussions sur lui, de ce que j'éprouve pour lui, là où je suis obligée de dire à ma mère "tu sais le prof d'histoire géo que j'aime bien", il me suffit de dire "Delmas" ou même son prénom pour que mes copines saisissent, c'est comme si elles retrouvaient la page d'un roman entamé. Les sentir impatientes dans une ville voisine est ce qui m'a décidé à enfiler mon jogging et à déjeuner d'un maxisandwich Auchan en me dirigeant vers le train. Il faisait très beau et ma marche suivait les zones de soleil, je chérissais les évènements de me conforter dans l'idée déjà tenace que quelque chose dans ma vie tient du romanesque, sinon du racontable.

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