vendredi 1 juillet 2011

Je cherche un travail et je finis d'avoir peur d'avoir un travail, puis je ne cherche plus de travail et j'ai peur d'avoir trop de temps libre. La contrainte me prend aux tripes: me réveiller tôt pour une obligation me terrifie car je suis terrifiée de faire ce que je n'ai pas envie de faire. Mais c'est un peu plus que ça, et j'ai peur de ces moments où l'on tait sa conscience, où l'on n'existe plus qu'en tant qu'on produit quelque chose, comme lorsque nous allons chez le médecin et que nous ne faisons qu'exister médicalement et que l'on se sent intégralement patient mais jamais soi-même. Travailler c'est exister professionnellement et malgré nos pensées, on ne vous considérera et vous ne vous considérerez comme rien d'autre qu'un corps au travail, et ce qui m'effraie encore plus c'est d'être au service de quelqu'un et l'inconfort de la position que cela suppose : vous êtes capable d'une faute et vous n'êtes pas à l'abri d'un service que l'on vous demandera, il y a quelque chose de doucement tyrannique et qui se fait sentir dans le plus cordial des rapports de force.
Je me suis toujours inquiétée de cette propension à ne vraiment pas vouloir faire ce que je n'ai pas envie de faire, je m'y plie, je le fais, mais je suis profondément triste de le faire et je me sens comme aliénée pour un temps. L'année dernière pendant un mois je travaillais trois heures par jour et la seule idée qu'il me fallait revenir le lendemain me gâchait ma journée et je m'enfonçais dans la tristesse. Je voulais aller au cinéma, profiter de ma journée innocemment et vivre dans l'équilibre d'une journée de travail et de plaisir, mais je me levais fatiguée et poursuivais ma journée fatiguée. Fatiguée non pas tant parce que je ne dormais pas que parce que ce travail me contrariait assez pour me rendre fatiguée; quand quelque chose me déplaît cette chose me fatigue.
Mais il était hors de question pour moi de décider de dormir tôt, c'était comme la dernière de mes résistances pour ne pas que le travail ne m'avale tout. Je ne connais pas plus grande liberté que celle de pouvoir avoir une nuit à soi et plus grand bonheur d'avoir une journée à soi, une journée pour soi où j'avance solitairement dans le temps et l'espace du quotidien, où à aucun moment je ne me regarde vivre mais où s'enchaînent les plaisirs automatiques, ces choses qui à coup sûr me ravissent et me réconfortent. Ma vie est toute entière tendue vers ce but ultime : avoir des journées à elle. Peu importe ce que j'en fais, la seule perspective d'un temps qui m'appartient est mon grand bonheur. Pour certains la norme est la journée de travail, pour moi je trouve anormale une journée où je n'ai pas eu le temps d'aller au cinéma, au café, et je me dis que je me rattraperai le lendemain.
Je concède à la peuplade de travailleurs qui rentrent chez eux tandis que je me dirige vers le cinéma que oui ce mode de vie n'est que pour un temps, nos quotidiens connaissent des révolutions insensibles et insoupçonnées, un jour on se retrouve à ne plus avoir la même vie qu'il y a deux ans sans pour autant savoir par où cette révolution a commencé. Un jour je saurai me plier à l'obligation pour l'homme d'être au monde et d'y être au travail. Je n'ai pas encore acquis cette lucidité là qui consiste à laisser le monde prendre l'avantage sur soi, à faire taire cet âge enfantin du ce que je veux. Il y a une noblesse des femmes dans le train aux énormes sacoches d'ordinateur noires qui ne plient sous le poids de rien du tout, qui ne sont pas en train d'avoir le sens du devoir mais qui se dirigent sincèrement vers leur travail, portant sur le monde ni un regard triste ni indifférent, mais un regard ordinaire, lucide en même temps qu'aveuglé devant ce trajet qui n'est pas leur monde. Noblesse de ces femmes qui n'existerait pas si je n'étais pas nonchalamment en train de les regarder sur le trajet de mes séances de cinéma.

2 commentaires:

ashorlivs a dit…

Il y a des boulots plus passionnants que d'aller au cinéma – il y a même moyen d'être payée pour le faire si c'est ta passion.
DO IT.

Anonyme a dit…

J'ai toujours aimé ton blog, ce post me touche particulièrement, le dernier paragraphe surtout. Peut-être parce que je me suis reconnue dans ces femmes que tu décris si justement, alors qu'il y a deux ans encore... ton texte le résume si bien. N'arrête jamais d'écrire Murielle, même quand tu seras passée dans ce monde qui n'est finalement celui de personne. Amicalement.