samedi 8 janvier 2011

"Le problème est insoluble. Le corps est attelé à un cerveau. La beauté va de pair avec la stupidité. Elle était là à regarder le feu comme elle avait regardé le moutardier brisé. Il éprouva un violent désir de retour vers la société masculine, les chambres cloîtrées, les oeuvres des classiques; une folle envie le saisit de s'en prendre à celui, peu importe son nom, qui avait ainsi ficelé la vie.
Alors Florinda lui posa la main sur le genou.
Après tout, elle n'y était pour rien. Mais cette pensée l'attrista. Ce ne sont pas les catastrophes, les meurtres, la mort, les maladies, qui nous vieillissent et nous tuent: c'est l'expression des gens, leur façon de parler et de grimper dans le bus.
Pour une sotte, n'importe quelle excuse fera l'affaire. Il lui dit qu'il avait mal à la tête.
Pourtant, quand elle le regarda, sans rien dire, devinant à moitié, comprenant à moitié, s'excusant peut-être, disant en tout cas, comme il l'avait dit, "Je n'y suis pour rien", droite et belle de corps, le visage comme un obus dans sa capsule, alors il comprit que cloîtres et classiques ne servent strictement à rien. Le problème est insoluble."
La chambre de Jacob -
Virginia Woolf

on vit toujours la soirée et on s'endort toujours avec l'idée du jour suivant, on a toujours eu une idée du jour suivant. En terminale j'adorais et j'attendais le mardi et le mercredi, donc le lundi soir et le mardi soir se passaient bien, aujourd'hui je vis tranquillement le dimanche, tous les lundis de ma scolarité étaient pénibles. Chaque journée est hantée par celle qui suit, qui la regarde, l'enveloppe dans son atmosphère, la met au défi.

Je me suis réveillée à 5h30, comme ça, on ouvre les yeux sans atermoiements, on est très éveillé, très conscient, déjà là déjà soi-même, comme un acteur qui se réveille à la seule prononciation de son nom dans les films "- Kattie? - oui? ". J'ai essayé de remonter aux causes de ce réveil, c'était peut-être mon père qui se préparait à aller chercher ma mère à l'aéroport mais il était plutôt discret et silencieux, et je ne voulais pas l'accabler, même en pensée. Je me suis dit que je devais vraiment être travaillée par un problème pour être aussi peu capable de dormir, ce problème devait vraiment m'intéresser. Je n'ai pas réussi à me rendormir, j'ai fait comme si j'en étais capable mais j'avais la tête dans la rue, mille pensées pour mille personnes. Tout peut arriver, on peut se réveiller au milieu de la nuit et vivre, entendre, penser ce qu'on aurait jamais pensé en se réveillant trois heures plus tard. On peut empiéter sur le terrain des autres, on pense que le temps appartient à tout le monde, c'est faux, il y a des plages horaires méticuleusement réparties selon les catégories de personne. Par exemple à partir de 18h le Monoprix appartient aux hommes qui sortent du travail, père de famille, célibataire actif. J'empiétais sur le temps des travailleurs, ceux qu'on croise le dimanche matin en rentrant de soirée et qui vous renvoie votre propre image un peu piteuse, temporairement misérable, démunie, fatiguée plus que tout, sans avenir immédiat. Un vertige vous prend à la simple idée de penser à tout ce qu'on fait tous de différent à un même moment. J'étais d'une humeur incroyable, excessivement enjouée, un matin comme une naissance, comme la réponse à mon humeur déclinante, sinistre des derniers jours, comme si les circonstances m'avaient réveillée pour que j'éprouve la bonne humeur inhérente au matin, que je la vive de ces débuts jusqu'à la fin (midi), ses fluctuations, sa progression, son ralentissement, qui n'est que la fin d'une accélération mais pas du mouvement. Cette bonne humeur, celle qui est aussi entêtée que la mauvaise: on ne peut rien faire contre, elle est là et si elle doit décliner ce sera doucement, en fin d'après-midi ou un peu avant, en attendant elle n'existe que toute puissante, elle ne partage rien.

J'ai poursuivi ma lecture saccadée de la Chambre de Jacob. Il est possible de pleurer en lisant l'extrait qui suit, ou d'en rire comme s'il s'agissait d'une bonne blague "ah ah, se lever à 5h30, prendre négligemment le livre pour tomber comme si de rien n'était sur une chose aussi nécessaire" :
"Les autobus étaient bloqués. Mr Spalding, qui se rendait à la Cité, regardait Mr Charles Budgeon, en route pour Sheperd's Bush. La proximité des autobus donnait aux voyageurs de l'impériale une occasion de se dévisager. Peu en profitaient, pourtant. Chacun avait en tête ses propres affaires. Chacun gardait son passé confiné en lui comme les feuillets d'un livre connu de lui par coeur; et ses amis n'en pouvaient lire que le titre, James Spalding, ou Charles Budgeon, et les voyageurs allant en sens inverse, ne pouvaient rien lire du tout -si ce n'est : "un homme à moustache rousse", "un jeune homme en gris fumant une pipe". Le soleil d'octobre se posait sur ces hommes et ces femmes, tous condamnés à l'immobilité; et le petit Johnny Sturgeon prit le risque de dévaler l'escalier tournant, chargé de son gros paquet mystérieux; et en se faufilant en zigzag entre les roues, il gagna le trottoir, se mit à siffler un air et fut bientôt hors de vue - à tout jamais. Les autobus redémarrèrent par saccades et chacun éprouva du soulagement à se rapprocher un peu de la fin du voyage, même ceux qui se berçaient, au-delà de l'obligation immédiate, de la promesse de plaisirs - tourte aux rognons de boeuf, boisson, ou une partie de dominos dans l'encoignure enfumée d'un restaurant enfumé de la Cité. Ca, oui, la vie humaine est très supportable sur l'impériale d'un autobus, à Holborn, lorsque l'agent de police lève le bras et que le soleil vous cogne le dos, et s'il est permis d'imaginer l'existence d'une coquille sécrétée par l'homme pour s'ajuster à l'homme lui-même, c'est ici qu'on la trouve."

Je le lis en édition de La Pochothèque, une sorte de Pléiade bon marché, avec plusieurs romans et des nouvelles inédites, le papier est très fin et sent bon l'odeur d'une pâtisserie encore méconnue, la police est très belle, le livre fait 1200 pages pour 23 euros, vendu dans son étui. Il ne faut pas être très maniaque avec ce genre d'édition, j'étais d'abord dans la crainte de la moindre tâche, refusant même de lire ce livre, mais très vite les pages lues sont plus froissées que les autres, et il y a une usure générale de tout le livre, on finit par apprécier cela, la façon dont il s'abîme plutôt que sa conservation impossible.
J'ai fini par aller prendre mon petit-déjeuner, il était sept heures, j'avais dit à Emile de me réveiller pour qu'on prenne notre petit déjeuner ensemble mais il allait se réveiller dans une heure, c'était pénible à attendre, et au pire je ferai mon café tout à l'heure.Ma mère est revenue, j'ai pu entendre sa discussion avec ma soeur qui rangeait le salon qu'elle avait investi en son absence. Elle demandait à ma mère si on avait donné la Sega Megadrive et lui annonçait qu'elle voulait en racheter une, je me suis demandé ce qui devait lui passer par la tête pour croire que ça pouvait intéresser ma mère à un moment ou à un autre de sa vie - surtout celui-ci. Myriam est venue nous dire que notre oncle nous a offert chacun deux boîtes de Kinder avec l'enfant nazi dessus. J'ai dit à Emile "allez Emile, on se réveille, la chenille va-t-elle sortir de sa chrysalide?", il ronchonnait, enfin ça se rapprochait du miaulement.
Il programme son réveil sur sa Nintendo DS une heure avant l'heure à laquelle il doit se lever, puis trente minutes avant juste histoire de se réveiller, de constater qu'il lui reste une heure à dormir, puis se rendormir. J'admire sa détermination, l'effort produit en vue du seul plaisir, effort que toute autre personne n'aurait jamais fourni. Il y a une sorte de maturité dans ce geste, comme s'il agissait là où nous n'aurions fait que raconter que nous aimons nous rendormir après avoir constaté qu'il ne fallait se lever que dans longtemps. Le nombre de choses dites, d'idées bonnes et oubliées et qui par accumulation construiraient autre chose que de l'anecdotique, mais un nouveau monde. J'avais des idées dans mon adolescence, je trouvais des solutions créatives à beaucoup de choses, je me promettais de les appliquer quand j'en aurai les moyens, et les adultes m'apparaissaient comme ennuyeux, étant passés à côté de la créativité, de la poésie. Ils ne faisaient que discuter au salon avec mes parents, les jambes croisées, buvant des verres, mangeant des parts de, ces formules de politesse, avant, après, jusqu'à ce que les couples étrangers pénètrent l'ascenseur et qu'on puisse réinvestir le salon, la cuisine pleine d'assiettes sales de miettes et de fonds de verre jaunis par le jus d'orange, et ils semblaient se contenter de ça, mesquinement.
Tout de suite après son retour du Liban maman est retournée au travail, nous avons eu le temps de discuter avant qu'elle ne parte. Quand tout le monde était bien levé et qu'il ne restait plus que ma soeur, mon frère et moi on a pu mettre de la musique dans la chambre, et nous avons dansé dans le couloir sur les Modern Lovers. A 8h45 Emile est parti au collège, Myriam s'est endormie peu après sur la musique pourtant forte, je me suis dit qu'il était possible de s'endormir sur du bruit dès lors que celui-ci vous accompagne dès les premiers instants de votre somnolence, il fait partie intégrante de l'environnement dans lequel vous vous êtes senti fatigué. J'ai alors commencé à écrire avant de partir pour la faculté.

2 commentaires:

Marmite a dit…

Ca danse beaucoup chez vous dis donc.

Murielle Joudet a dit…

Les soeurs Joudet ont un lourd background, 6-7 ans de modern jazz ça ne s'oublie pas comme ça. Quant à Emile c'est un animal mimétique comme un autre.