jeudi 2 décembre 2010


sortir du cinéma, éblouie par la nuit, le monde s'adapte et s'affaisse, les corps se diluent, la nuit étale du bout des doigts nos silhouettes de crayon, moins de place pour les corps plus de place pour nos versions à nous des choses, nos versions clandestines, il est dix-huit heures et l'activité est toujours la même sous le ciel couleur minuit, on rentre chez soi et il n'y a pas de place pour celui qui sort du cinéma un mardi, on est dans cette parenthèse où chacun retient son énervement et son souffle jusqu'à ce qu'il arrive chez lui, on rentre du bureau, peut-être qu'on s'en fiche de rentrer du bureau ou peut-être que chaque jour on se demande si c'est intolérable, plusieurs niveaux de fatigue cohabitent, mais ce n'est pas mesurable, rien n'est mesurable ici dans la ville, tout cohabite et ça tient, encore une fois ça tient, ça tient comme on dit d'un maquillage qu'il tient: ça ne devrait pas tenir, le boulevard Montparnasse dans la nuit et dans la fatigue, je dois aller voir ce film, un deuxième film, parce que demain il ne sera peut-être plus en salle, mais je suis fatiguée et tout me tire vers chez moi, mais il est dix-huit heures et il faut laissez passer du temps avant que les métros désemplissent, laissez passer du temps en allant au cinéma, mais d'abord un café, mais où? si possible près du cinéma, près de l'Arlequin, tu sais qu'il y a plein de cafés dans le coin mais tu n'oses pas parce que c'est le genre de café pour les amis, c'est les cafés des forts, les cafés du samedi, et les gens sans te le dire te poussent du regard vers la sortie si tu es seule, mais aujourd'hui tu vas y entrer, tu vas faire comme si ce café était pour toi, comme à chaque fois que tu entres dans un nouveau café, tu vas faire comme si c'était naturel, tu ne diras rien d'autres que "j'entre dans un café" quand tu entreras dans le café, tu diras bonsoir, tu enlèveras ton chapeau au moment pile où il faut l'enlever, toute cette chorégraphie, cette mise en scène de soi qui consiste à ne pas se mettre en scène, tu choisiras ta table, tu hésiteras confortablement, tu hésiteras avec assurance, sans peur, ni crainte de ne pas trouver, on peut hésiter sans trouver et repartir, mais tu te trouveras une place, "ceci est ma place", près de la baie vitrée, voilà, avec des gens ni trop loin ni trop près, et cette baie vitrée comme une pupille ouverte sur le monde et les gens qui passent si près de toi, être d'un côté de la vitre au chaud, et cet homme tout prêt tout prêt, au froid, toi assise, lui debout il marche, assise tu mimes quelqu'un qui lit et tu lis comme si tu ne voulais faire que ça et comme si tu ne voulais être que là, les gens te regardent comme une vitrine de Noël, ceux qui passent dehors, ils regardent ce que tu représentes, un certain type de tranquillité travailleuse, un moment que l'on s'aménage pour soi, la nécessité d'une solitude, tu fais attention au temps, c'est toujours un peu dangereux d'aller au café sans être limité dans le temps, on peut y rester quatre heures on peut s'y épuiser, là tu as environ quarante minutes, ensuite tu traverses le trottoir et tu demandes une place pour "Le dernier voyage de Tanya", tu as fait le trajet dans ta tête pour savoir à quelle heure il faudra partir du café, ça ne prendra pas plus d'une minute, il est impossible que tu sois en retard. tu lis ton journal et tu lis ton livre, et il t'amène le café dans une tasse plus longue que large, assez moderne, et une petite carafe avec un petit verre pas plus grand que la tasse, tout se fait du bout des doigts: ouvrir le sucre, tourner la cuillère, c'est un rituel qui a tout du naturel, du cela-va-de-soi, mais qui est profondément construit, tu t'en rends compte par les artifices à travers lesquels ça passe: pourquoi toutes ces choses miniatures et raffinées parce que miniatures, as-tu vraiment intériorisé ce monde d'adultes? même après deux cents, trois cents cafés tu n'en es pas sûre, tu as toujours voulu commander un mug de café et qu'une serveuse pulpeuse et blasée te le serve en te le versant négligemment, il y a aussi les beignets sous une cloche. tu ressors, tu sors dans le froid rigide, les gens suivent des lignes droites allant de Montparnasse à Saint-germain-des-près, et les gens sont touchants quand ils n'ont plus que leur corps, leur corps qui reste éloigné d'eux sous les couches de tissus et les tas de pensées, il ne reste plus que les visages mais déjà les yeux appartiennent depuis longtemps à la ville, on ne les récupèrera jamais, ils brillent depuis trop longtemps, ils brillent hors du corps, et la bouche susurre des choses à l'écharpe pendant que le nez essaye d'écouter par à-coup, des paires de joues défilent devant toi, tu les prends mentalement entre tes paumes, tu penses que l'esprit se trouve dans les joues, tu aimerais passer une main sur une nuque, une main sur la hanche, entre le manteau et le pull, une main sur la clavicule, pour voir si c'est vraiment chaud et si c'est vraiment fragile comme on le dit, tu aimerais passer à une sphère intime, au microscopique à même le macroscopique, comme on passe du petit café raffiné à même le grand café bruyant, mais tu restes pétrifiée par ton amour soudain, déchirant, assoiffé et inassouvi pour tout ce qui est humain et qui marche boulevard Montparnasse, tu te dis "je frôle l'évanouissement" mais tu te le dis seulement, tu restes lucide, tout ça est dans ta tête et la haine revient plutôt vite.

images : Georgia d'Arthur Penn

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